Plus d’un demi-siècle après son décès, Pierre Mabille (1904-1952) reste toujours méconnu. Avec cette nouvelle anthologie [1], Emmanuel Bauchard et Fabrice Flahutez ont cherché à ouvrir un accès à la pensée foisonnante et éclectique de l’auteur du Miroir du Merveilleux (1940). Et cela dans le cadre d’un « surréalisme élargi » (page 22). C’est en effet, en 1934, que Mabille, alors médecin, rencontre André Breton et devient une sorte de compagnon de route du surréalisme.
En offrant un ensemble de textes – de valeurs cependant inégales, parfois confus, datés ou emprunts de stéréotypes –, l’intérêt de ce livre est double : il montre le rôle que joua Pierre Mabille au sein du groupe surréaliste et invite à « un double décentrement des études sur le surréalisme », en dégageant « d’autres réseaux, d’autres textes, d’autres unités de temps qui nourrissent différemment l’approche théorique du mouvement » (page 22). Psychanalyste, critique d’art et essayiste, Mabille voit dans le surréalisme qu’il découvre assez tard, à trente ans, « une étape dans le grand mouvement romantique » et la création d’« un nouveau climat sensible » en « rupture totale avec la tradition européenne classique » (pages 170-171). Pour lui, « la valeur principale » du surréalisme est « d’avoir réintroduit le merveilleux dans les possibilités quotidiennes » (page 339). Un « merveilleux » qu’il n’a de cesse d’opposer au « genre de merveilleux qui est à cette heure proposé par le christianisme et la bourgeoisie fraternellement unis dans la médiocrité » ou qui cède le pas aux « mystiques plus dangereuses : l’adoration idolâtre des chefs », écrit-il dans le prolongement de son livre sur Thérèse de Lisieux en 1937 (page 43).
Durant la Seconde guerre mondiale, après un passage en Martinique, il s’installe en Haïti et fait de réguliers voyages à Cuba et au Mexique, dessinant selon Bauchard et Flahutez, « l’hypothèse d’un second centre spécifiquement caraïbéen du surréalisme, en parallèle de celui qui se crée en Amérique du Nord » (page 15). Admirateur du poète martiniquais, Aimé Césaire, ami du peintre cubain, Wifredo Lam, et de l’ethnologue et écrivain haïtien, Jacques Roumain, l’activité de Pierre Mabille participe d’un renouvellement du surréalisme autrement plus original, mais encore aujourd’hui insuffisamment étudié et valorisé. De plus, il joue un rôle important dans l’effervescence culturelle et intellectuelle en Haïti dans les années 1940 : « il contribue à la création de l’Institut d’ethnologie en 1942 puis à celle du Centre d’art en 1944, fonde l’institut français et sa revue Conjonction en 1946 après avoir été nommé sur place délégué culturel. (…) Cette nouvelle fonction lui permet d’inviter André Breton pour une série de conférences » (pages 8-9). Ces conférences vont d’ailleurs catalyser le soulèvement populaire qui renversera le pouvoir en place et obligera Breton et Mabille, désormais personæ non grata, à quitter le pays [2].
« Le panorama haïtien » (pages 340-352), très beau texte de 1943-1944, témoigne d’une compréhension et d’un attachement à l’histoire et à la culture d’Haïti, ainsi qu’à ses habitants, embrassant dans un même élan, « cette atmosphère de rêve » et « la plus claire réalité haïtienne : le paysan pauvre, guetté par la maladie, la misère », mais qui a « conservé des habitudes de travail collectif ». Fasciné par le Vaudou, Mabille reconnaît dans le « sens très vif du patriotisme haïtien », « le souci obstiné » « de maintenir une indépendance absolue si chèrement acquise ». Sûrement est-ce, en ces années 1940, dans les Caraïbes, en général, et en Haïti, en particulier, au croisement de la Résistance, du surréalisme et de la découverte du « climat sensible » haïtien que l’exigence du merveilleux et l’originalité de Pierre Mabille se sont véritablement épanouies.