Cet article s’inscrit dans la continuité de deux articles sur la société civile nigérienne rédigés par nos soins [1] .
La société civile a eu un impact significatif sur le plan national et a servi de référence pour des acteurs sociaux de divers pays africains. La situation s’est néanmoins dégradée ces dix dernières années. Plusieurs acteurs sociaux ont subi une répression sous le régime de Mahamadou Issoufou (2011-2021). Son successeur, Mohamed Bazoum, a échoué à institutionaliser la société civile car celle-ci était fracturée, politisée et instrumentalisée à des fins opportunistes. La haine contre le régime de Issoufou avait radicalisé une partie des acteurs non gouvernementaux, tandis qu’une autre partie était acquise au régime. Cette valse, qui aurait pu s’arrêter avec la volonté affichée par le président Bazoum de travailler avec tous les acteurs sociaux, s’est aggravée avec la prise du pouvoir par la junte en juillet 2023. Les principales figures de la société civile ont systématiquement basculé dans la compromission, au point d’agir contre la démocratie [2].
On peut sans grand risque avancer que la société civile n’a plus la confiance de la majorité des citoyens. Encore moins celle de la junte, qui l’utilise pour asseoir son pouvoir. Elle est en perte de vitesse car la majorité de ses membres se sont inféodés au pouvoir militaire actuel. De plus en plus, les organisations et les acteurs de la société civile sont associés aux prébendes, à la corruption et la manipulation de l’opinion publique. Face à une telle désintégration et au regard de sa trajectoire, la société civile a besoin de se réinventer pour ne pas disparaitre.
Mais à quelles conditions cette réinvention pourra-t-elle se concrétiser ? L’analyse qui suit vise à répondre à cette question à travers une présentation de la société civile du Niger dans son contexte historique (passé glorieux) et la description des différents types d’acteurs qui agissent en son nom.
Contexte historique et trajectoire
L’origine de la société civile nigérienne est historiquement liée à la colonisation française. Dès le début du vingtième siècle, les formes de contestations et de résistances locales montrent qu’il existe une « société civile indigène », qui jouera un rôle crucial dans le processus de décolonisation. Cette société civile est incarnée d’une part par des organisations syndicales, qui ont vu le jour dans le cadre de l’Afrique-Occidentale française (AOF), et d’autre part par les rois et leaders religieux. Globalement, les actions de la « société civile indigène » ont permis, ente autres, l’abolition du travail forcé, la création des partis politiques, la reconnaissance de l’autodétermination et finalement l’indépendance des États de l’AOF de manière générale.
Après l’indépendance du Niger en 1960, Diori Hamani, premier président de la République, n’a pas favorisé l’émergence d’une société civile autonome capable de s’opposer à l’État. L’Union des scolaires Nigériens (USN), créée le 16 juillet 1960, fut la seule organisation tolérée par le pouvoir. Selon Tatiana Smirnova : « l’USN devient progressivement une véritable opposition semi-clandestine, un contre-pouvoir structuré qui influença la définition des politiques publiques nigériennes en matière d’éducation et d’enseignement supérieur » [3]. En revanche les associations paysannes et la chefferie traditionnelle furent carrément affiliées au Rassemblement démocratique africain (parti-État) et servaient le populisme du régime dans le cadre de la « participation populaire au développement » [4]. Malgré ce contrôle de l’État sur la société, la contestation dans les milieux scolaires s’est intensifiée entre 1973 (naissance de l’Université de Niamey) et 1974 (année du coup d’État contre le régime de Diori) [5]. Le militaire Seini Kountché, tombeur de Diori Hamani en 1974, reprit à son compte la politique de participation populaire de ce dernier en la limitant aux domaines sportifs et culturels (clubs, amicales, samaria) [6]. Il a ainsi inventé « la société de développement » pour contrôler la société civile, mais sans parvenir à soumettre l’USN. De sa naissance à l’avènement de la démocratie en 1990, l’USN a su incarner une société civile constante dans son opposition aux régimes autoritaires [7].
Après la mort de Kountché, le général Ali Saibou qui lui a succédé (1987-1993) adopta une politique de décrispation, en vue d’atténuer la contestation des milieux scolaires. C’est grâce à cette approche moins brutale que les autres syndicats, plutôt restés à la marge jusqu’alors, vont s’affirmer en sortant de leur rôle traditionnel de défense des intérêts matériels des travailleurs pour poser des revendications à caractère politique [8]. La multiplication des acteurs contestataires à partir de 1990 favorisa la structuration de la société civile. Pour le dire dans les termes de Gazibo, il s’agit d’une « dynamique d’individualisation et structuration associative qui a contribué à la construction d’un espace public en initiant l’innovation politique, en disputant à l’État et aux autorités le monopole de la politique et en reconfigurant les rapports entre État et société » [9].
Avec la Conférence nationale souveraine, du 29 juillet au 3 novembre 1991, la société civile a ainsi trouvé toute sa place, son autonomie et sa liberté d’action. Elle a contribué à l’adoption du système démocratique comme mode de gouvernance au Niger. L’existence d’un cadre institutionnel démocratique et d’un cadre juridique favorable entraînèrent la création de plus d’une centaine d’organisations de la société civile (OSC) [10]. Et les nouvelles exigences « participatives » de l’aide au développement permirent à ces organisations de la société civile d’intégrer pleinement le tissu social du Niger. Grâce au soutien des partenaires techniques et financiers du pays, qui leur consacrèrent des fonds dans leurs programmes d’intervention, elles sont devenues un véritable contrepoids à l’État [11].
Les débuts du déclin
Mais la dépendance des OSC à l’égard des bailleurs de fonds a dans le même temps graduellement restreint leur autonomie en matière de liberté et de capacité à interpeller [12]. Elles sont devenues de simples exécutantes de contrats, plutôt que de remplir leur rôle traditionnel de militantes de manière indépendante et engagée [13]. Selon Philippe Lavigne-Delville, bien des organisations de la société civile nigérienne ont des tendances clientélistes et néopatrimoniales [14]. L’obtention de postes de pouvoir au sein de l’appareil d’État comme les ressources de l’aide internationale constituent des sources de rente pour leurs leaders [15]. Ces tendances expliquent la relative désintégration de la société civile observée ces dix dernières années. Celle-ci tourne de plus en plus le dos aux principes fondamentaux de la démocratie. Il s’agit là d’une rupture brutale avec le passé.
La réinvention d’une société civile capable de jouer à nouveau véritablement son rôle de contrepoids aux pouvoirs politiques et administratifs est donc hautement souhaitable. Cependant, toute évaluation de la société civile exige d’être nuancée, pour éviter les généralisations abusives. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de procéder à une caractérisation des différents acteurs de la société civile, sans laquelle une réinvention de cette dernière ne sera pas envisageable. Il s’agit de connaître plus systématiquement l’univers de la société civile, d’identifier les types d’acteur en présence, afin de savoir quelles dynamiques sont les plus porteuses dans la perspective de la refondation d’un contre-pouvoir citoyen.
Qui sont les acteurs la société civile ?
Selon le dictionnaire des politiques publiques, le terme « acteur » désigne celui qui agit, en tant qu’acteur individuel ou collectif [16]. Un acteur de la société civile peut être défini comme celui qui a les capacités d’agir dans le but d’influencer une décision ou une action publique. Les acteurs de la société civile dans leur diversité ont pour objectif commun la promotion de la justice, l’égalité et le respect de la dignité humaine [17]. Au Niger, on peut les classer en trois catégories principales.
Tout d’abord, il y a les acteurs politisés. Toute politisation n’est bien sûr pas négative en soi, car chaque personne a le droit d’avoir des convictions politiques. Dans cette catégorie, on retrouve les pro-pouvoirs (soutiens du régime), les anti-pouvoirs (opposants) et les idéalistes (anti-impérialistes). Or on constate que les « politisés » font de la politique en utilisant la bannière de la société civile. Là commence la perversion de la société civile, avec des effets pervers sur le jeu démocratique. Les deux mandats présidentiels d’Issoufou Mahamadou illustrent bien cette tendance délétère. Ainsi, une partie des personnalités de la société civile ont décidé de soutenir le régime en occupant des postes politiques tels que « conseiller » ou « chargé de mission » à la présidence. D’autres ont fait le choix de s’opposer politiquement sous couvert de la société civile. Il est difficile de connaître leurs motivations réelles, mais celles-ci se sont objectivement traduites par un rejet du régime d’Issoufou, puis de celui de Bazoum.
C’est pourquoi cette société civile anti-Issoufou a très tôt apporté son soutien à la junte en 2023, sans prendre la mesure des dangers que comporte le renversement d’un régime démocratique par un coup d’État militaire. Ces acteurs n’ont pas non plus anticipé qu’ils risquaient d’être purement et simplement utilisés par la junte pour justifier et consolider le coup d’État. Quoi qu’il en soit, le problème de fond tient au fait que la société civile n’existe que dans le cadre d’un régime démocratique, alors que dans un régime autoritaire elle n’a pas sa place. Comme l’affirmait Augustin Loada « la société civile est généralement considérée comme un pilier de la démocratisation, en raison de son opposition au pouvoir autoritaire et de son rôle dans la consolidation et la préservation de l’ordre démocratique » [18]. Dès qu’elle se détourne de la démocratie, elle s’effondre et cesse d’exister.
Face aux réalités du pouvoir militaire, les politisés s’efforcent de maintenir une présence sur les plateformes numériques. Les soutiens de la junte sont devenus les instruments de leur propagande et de leurs idéaux souverainistes et populistes. Les opposants sont systématiquement réprimés à travers des poursuites judiciaires, des arrestations arbitraires et des emprisonnements, parfois même sans jugement. Le même phénomène avait été observé sous le régime d’Issoufou Mahamadou - tous les acteurs de la société civile qui s’étaient opposés à lui ont connu la prison. La dictature militaire est cependant plus brutale encore dans sa politique de neutralisation de la majorité des politisés.
Il y a ensuite la catégorie des « carriéristes » à savoir ceux qui essaient tout simplement de s’enrichir. Ils tirent principalement leurs subsistances des fonds qu’ils captent à gauche et à droite au nom de la société civile. Sans véritable expertise, ils n’ont jamais exercé de métier ou d’activité professionnelle en dehors de leur militantisme au sein d’organisations. Ils adoptent une attitude similaire à celle de mercenaires, c’est-à-dire d’agents qui exécutent des tâches spécifiques en échange d’une gratification, d’une position ou d’une rémunération. Les carriéristes n’ont pas de conviction politique, ils n’ont pas de principes et n’adhèrent à aucune idéologie, leur seule motivation étant le gain. Ils sont considérés comme les plus nuisibles pour la démocratie et la société civile. Selon une personnalité politique : « ils sont l’antéchrist de la démocratie, ils préfèrent une situation anarchique qui offre plus d’opportunités de gain pour eux » [19].
La troisième catégorie est celle des « freelances », qui comprend des acteurs caractérisés par leur autonomie, leur esprit critique, leur dimension intellectuelle et leur désintéressement. Ils interviennent dans l’espace public sans forcément être membres d’une organisation militante. Ils ont des convictions et défendent les principes fondamentaux de la démocratie. Généralement, ces acteurs proviennent des sphères académiques, des professions libérales, du secteur des affaires ou de la diaspora. Bien qu’ils soient minoritaires, les freelances incarnent dans une certaine mesure la vraie société civile, celle qui contribue à la gestion démocratique des sociétés [20]. Cette catégorie d’acteurs est la seule à agir véritablement dans la situation d’instabilité sécuritaire et politique actuelle au Niger.
La société civile peut-elle se réinventer ?
Cette classification des acteurs de la société civile met en lumière la variété, mais également la fragmentation de la société civile, dont le destin sous un régime autoritaire demeure incertain. Dans le scénario d’un prolongement de la situation politique en cours au Niger, il sera difficile de poser les jalons d’une réinvention de la société civile. Les risques d’une scission profonde entre les acteurs qui la composent sont bien visibles. Certains soutiendront toujours la junte et serviront de relais à la propagande russe, et d’autres tenteront de se battre pour la démocratie, quitte à se frotter à l’appareil répressif de l’État.
Aujourd’hui, les soutiens de la junte symbolisent tout ce qui est trompeur, notamment le populisme et la propagande que les Nigériens ont déjà connu sous les régimes autoritaires de Diori et de Kountché. Ces régimes ont fini par céder la place à la démocratie, qui a réhabilité et renforcé la société civile. Les organisations et les acteurs qui se comportent en fossoyeurs de la démocratie ont beaucoup perdu en crédibilité et auront du mal à rebondir dans l’espace public. Dans l’état actuel des choses, ils persisteront à être utiles à la junte militaire et n’hésiteront pas à s’attaquer aux défenseurs de la démocratie. Ils se radicalisent toujours plus autour de notions et concepts (souveraineté nationale, refondation de l’État, patriotisme, confédération…) auxquels ils peinent à donner un contenu. Une sorte de guerre froide est en cours sur les réseaux numériques entre les pros et anti-juntes militaires. On assiste à une polarisation de la vie sociale et politique qui pourrait potentiellement ébranler la société civile sur une longue période.
Cependant, tout n’est pas perdu. Il est bien possible de réinventer la société civile dans un contexte de renouveau démocratique. Une réflexion approfondie sur la société civile est nécessaire pour dégager les principes de base qui devront régir son rôle et son fonctionnement. Par exemple, en 2010, certains acteurs ont courageusement proposé une « charte de la société civile », qui visait à réguler les organisations qui se réclamaient d’elle. Une telle charte pourrait favoriser l’ancrage de la culture démocratique et de la bonne gouvernance au sein des OSC, et la préserver des récupérations abusives, en veillant à ce qu’elle ne soit ni politisée, ni exploitée à des fins opportunistes [21].
Par ailleurs, même dans un contexte de renouveau démocratique, la réinvention de la société civile dépendra aussi de l’amélioration de la sécurité nationale et régionale. La recrudescence de l’insécurité entraîne en effet une multiplication des restrictions de liberté, qui forment un terrain propice aux accusation farfelues, à la répression, voire au terrorisme d’État. Si les principales figures de la société civile ont connu une répression sévère sous le régime de Issoufou, c’est parce qu’elles dénonçaient la gestion de la sécurité et la présence des bases militaires étrangères. Il est fort probable que la peur d’une répression plus brutale a réduit ces mêmes figures au silence absolu sous le régime de la junte actuelle. On ne peut pas totalement les blâmer d’adopter une attitude discrète dans une situation où l’État de droit est suspendu et où prévaut la force.
Au demeurant, la réinvention de la société civile ne sera possible qu’avec des acteurs engagés, conscients de leur responsabilité et qui ont le courage de se démarquer de la classe politique, de la classe militaire et aussi des bailleurs de fonds. Les acteurs et organisations qui essayent de s’inscrire dans cette démarche devraient agir en véritable contrepouvoir pour prévenir les abus potentiels de l’élite politique et militaire envers la population et les ressources de l’État.