Au cours des vingt dernières années, l’industrie de la mode a connu des transformations majeures sous l’influence de la mondialisation des échanges et de la démocratisation de l’accès à la mode. La fast fashion ou mode éphémère a émergé dans ce contexte et révolutionné la manière de produire et de consommer les vêtements.
En termes de production, ce nouveau modèle « s’appuie sur des méthodes qui privilégient la quantité sur la qualité et la copie sur l’originalité, et fonctionne sur le principe d’un renouvellement très rapide des vêtements proposés à la vente à bas prix » (Racaud, 2023). Il a conduit à des changements profonds dans la géographie des chaînes de valeurs de l’industrie de la mode. Ceux-ci se sont traduits par une délocalisation massive de la production vers des pays disposant d’une main d’œuvre abondante et à bas coûts, ainsi que par une fragmentation et une complexification des chaînes d’approvisionnement impliquant de nombreux sous-traitants.
En termes de consommation, les nouveaux leaders du textile ont popularisé la mode rapide et jetable. Alors que les grandes enseignes lançaient traditionnellement deux collections par an, elles proposent désormais des micro-collections renouvelées constamment, parfois chaque semaine, à des prix planchers pour suivre des tendances toujours plus éphémères. Cela a incité les consommateur·trices à adopter des comportements d’achat compulsif, entraînant une surconsommation massive.
Déchets textiles, déchets plastiques
La production annuelle de déchets plastiques dans le monde a doublé ces deux dernières décennies, atteignant 350 millions de tonnes, dont seulement 9% ont été recyclés en 2019, selon le Global Plastic Outlook de l’OCDE (2022). Ce chiffre global masque de fortes disparités régionales dues au fait que de nombreux pays ne disposent pas des installations et des programmes de recyclage pour gérer efficacement les déchets plastiques : en Europe, seulement 5 % des déchets plastiques sont mal gérés, mais cette proportion grimpe à 42 % en Amérique latine et à 64 % en Afrique (Racaud, 2023). Les pays les plus pauvres supportent aujourd’hui une part disproportionnée de la crise mondiale du plastique. Depuis que la Chine a instauré, en mars 2018, une politique environnementale et interdit les importations de déchets plastiques (Lamontagne, 2022 ; de Souza, 2020), les flux de déchets des principaux exportateurs issus des pays du Nord ont été relocalisés vers d’autres pays en Asie et en Afrique.
L’industrie de la mode contribue à l’aggravation de la pollution plastique en raison de son addiction aux fibres synthétiques bon marché issues des combustibles fossiles. Une grande partie des vêtements fabriqués et jetés ces dernières années sont composés de ces matériaux. Le polyester, un dérivé de produits pétrochimiques, est la fibre la plus courante, représentant 54% de la production mondiale totale de fibres en 2022 (Textile Exchange, 2023). Selon une projection de l’OCDE (2022), les déchets plastiques textiles constituaient 11% du total des déchets plastiques en 2023. « La circulation des vêtements se conjugue donc avec celle du plastique et celle de la pollution, perpétuant les inégalités » (Racaud, 2023).
(Source : Textile Exchange, 2023)
Fast fashion et commerce mondial des vêtements d’occasion
La surproduction de vêtements a des répercussions majeures pour les pays du Sud, où les articles usagés de la fast fashion sont en grande partie exportés pour alimenter le commerce d’occasion. Depuis 2021, la Chine est devenue le premier pays exportateur de vêtements de seconde main vers l’Afrique, désormais devant l’Union européenne, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Corée du Sud. Les exportations chinoises de vêtements d’occasion vers l’Afrique, évaluées à environ 300 millions de dollars par an sur la période 2012-2020 (Racaud, 2023), ont augmenté significativement depuis 2021, année où elles étaient évaluées à 624 millions de dollars.
L’Afrique subsaharienne est devenue la première destination mondiale des vêtements post-consommation, avec des importations totales qui dépassent 1,73 milliard de dollars en 2021, ce qui représente 34% du total des exportations mondiales. Les principaux importateurs africains sont le Kenya, le Ghana, la Tanzanie, l’Angola et le Nigeria.
Ces chiffres, révélés par le rapport « Second-hand clothing in Africa : opportunities and challenges » de Fibre2Fashion (Fibre2Fashion, 2022), soulignent l’ampleur du commerce mondial des vêtements d’occasion et mettent en lumière les opportunités économiques qu’il peut offrir localement. La filière constitue en effet une source de revenus pour les États (taxes d’importation et licences commerciales) ainsi que pour les principaux importateurs et les grossistes. Elle contribue aussi à créer des emplois tout au long de la chaîne de valeur – transport, tri, nettoyage, remise en état, vente, recyclage etc. - dans des économies confrontées à un chômage élevé.
Si de nombreux·euses détaillant·es tirent des revenus de ce secteur, peu parviennent toutefois à s’extraire d’une économie de survie faite d’informalité et d’insécurité. En outre, le marché de la fripe a entraîné la disparition de nombreux emplois dans les industries textiles locales, qui n’ont pu rivaliser avec les prix des vêtements d’occasion ou des produits neufs fabriqués en Chine.
Coût sociaux et environnementaux de la mode éphémère
Avec l’essor de la fast fashion, la qualité des articles de seconde main envoyés en Afrique s’est considérablement détériorée. La part de la fripe invendable, contenue dans les « balles » importées, a fortement augmenté. « Il y a 17 ans, quand j’ai commencé, c’était bien », déclarait Ajaab, un négociant du marché de Kantamanto à Accra, l’un des plus importants de l’Afrique de l’ouest, « , mais maintenant, ce qu’ils apportent à l’Afrique, au Ghana, c’est très mauvais ». « Près de 40 % des expéditions quotidiennes se transforment en déchets sans valeur », poursuit Solomon Noi, responsable des déchets à Accra. « Nous sommes devenus le dépotoir des déchets textiles produits en Europe, en Amérique et ailleurs » (Besser, 2021).
Le rapport « Trashion : the stealth export of waste plastic clothe to Kenya », publié par Changing Markets Fondation (2023) pose le même constat : de 20 à 50% du contenu des balles de vêtements importés au Kenya est invendable. « Le tri à la source est un échec, car les entreprises exportatrices récupèrent les vêtements de qualité pour les revendre en Europe, tandis que le reste est envoyé hors de ses frontières ». Des tonnes de vêtements endommagés en fibres synthétiques sont ainsi éparpillés sur les marchés, jetés dans des décharges, brûlés ou utilisés comme combustibles, aggravant la pollution de l’air, des sols et des eaux ainsi que les risques pour la santé publique. Environ 41 % des déchets sont brûlés à l’air libre dans le monde, mais dans certaines villes africaines, jusqu’à 75 % des déchets peuvent être éliminés plutôt que recyclés (Lerner, 2020).
Dans les pays à hauts revenus, le commerce des vêtements usagés ressemble à une solution de secours pour contenir le problème des déchets découlant de la mode. Une pratique courante pour se défaire de vêtements devenus superflus consiste à les déposer dans des bornes gérées par des associations. Les habits collectés sont ensuite revendus au poids à des entreprises de recyclage qui les trient et en expédient l’essentiel vers l’étranger.
Ce commerce est couramment présenté comme une solution pour réduire les déchets ou venir en aide aux pays du Sud. Mais l’exportation d’habits d’occasion aggrave davantage le problème qu’elle n’y remédie, transformant cette pratique en une exportation de déchets plastiques et en une forme de colonialisme de déchets.
Les États, les entreprises et les consommateur·trices du Nord se déchargent de leurs responsabilités en matière de surconsommation en délocalisant leurs résidus textiles polluants vers des pays du Sud, en particulier africains. Cette pratique expose les populations à d’énormes défis environnementaux et sanitaires, les obligeant à gérer des quantités massives d’« ordures de la mode » sans disposer d’infrastructures adéquates pour le faire de manière sécurisée et durable.
Les inégalités sont criantes dans les chaînes d’approvisionnement de la fast fashion. Les coûts sociaux et environnementaux sont concentrés aux deux extrémités, entretenant des rapports d’exploitation entre pays à hauts et bas revenus. En amont, dans les pays producteurs majoritairement situés dans le Sud global, les travailleuses du textile (les femmes sont majoritaires) font face à des conditions de travail précaires et abusives, dans le but de réduire les coûts de production et de répondre à la demande de vêtements bon marché des économies du Nord. En aval, ce sont les populations des pays destinataires qui subissent les conséquences socio-environnementales dont le temps long contraste avec le temps éphémère de l’industrie de la mode.
Vrai problème, fausses solutions
Plutôt que de s’attaquer aux racines du problème, en réduisant les volumes de production de vêtements et de fibres plastiques et en s’orientant vers des options textiles plus durables, réparables et recyclables, les grandes entreprises de la mode préfèrent recourir à des stratégies de greenwashing pour améliorer leur image auprès des consommateurs et consommatrices.
Dans un contexte d’urgence climatique et écologique, les grandes marques cachent la dimension « fossile » de la mode sous couvert d’engagements à accroître la part de vêtements produits à partir de matériaux dits « durables », tels que le polyester recyclé, fabriqué à partir de bouteilles récupérées en polyéthylène téréphtalate (PET). Cependant, entre 1 % et 3% seulement des vêtements usagés sont recyclés pour en produire de nouveaux et le polyester, que celui-ci soit vierge ou recyclé, contient toujours du gaz et du pétrole, continuant à libérer des microplastiques dans l’air, l’eau et le sol.
Le gâchis de l’industrie de la mode ne peut être effacé avec des mesures symboliques ou d’écoblanchiment. Il appelle une refonte du modèle commercial ainsi que la mise en place de législations fortes à même de replacer le secteur sur une voie plus durable.
À ce niveau, pour répondre de manière urgente à la problématique de l’exportation des déchets de vêtements à base de plastique, l’Union européenne doit se positionner en soutenant deux mesures juridiques essentielles. Tout d’abord, en renforçant les obligations des fabricants pour qu’ils prennent en charge la fin de vie de leurs produits (incluant la collecte, le tri, le recyclage et l’élimination), ce qui les rendraient financièrement responsables des coûts de gestion de ces déchets. Ensuite, en soumettant les déchets textiles aux mécanismes de contrôle de la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination. L’Union s’engagerait ainsi en faveur d’une gestion plus durable et responsable des déchets textiles.
Par ailleurs, à l’échelle des Nations unies, les négociations se poursuivent entre les représentant·es des 175 pays en vue d’obtenir d’ici fin 2024, un accord international juridiquement contraignant dans la perspective de mettre fin à la pollution plastique.
Inégalités de genre dans la gestion et le recyclage des déchets
Lorsque la question du genre est croisée avec l’industrie vestimentaire, c’est principalement pour analyser une extrémité de la chaîne de valeur. Une littérature foisonnante a ainsi mis en exergue les discriminations systématiques subies par les femmes travailleuses et par d’autres groupes vulnérables dans les segments inférieurs des chaînes d’approvisionnement des pays du Sud. Ces discriminations, inhérentes au système des chaînes de valeur vendant des biens de consommation à bas prix, se traduisent par des salaires bas, une flexibilité des horaires, des conditions de travail déplorables, des lieux de production insalubres, etc. (Leroy, 2023).
Mais à l’autre bout de la chaîne, dans les lieux de destination finale des résidus d’une mode sans lendemain, les inégalités de genre se mêlent aussi à la problématique de la crise des déchets textiles et de la pollution plastique. Trois enjeux majeurs peuvent notamment être relevés.
1. La gestion des déchets : une source de revenus, un travail de soin
L’OIT estime qu’environ 20 millions de personnes vivent de la récupération de déchets dans le monde (WIEGO b). Les estimations varient, mais plusieurs études, mettent en avant que cette main d’œuvre, souvent informelle, est composée majoritairement de femmes . Elles sont décrites comme « l’épine dorsale » des systèmes de collecte et de recyclage. Là comme ailleurs, les stéréotypes de genre et la division sexuelle du travail conditionnent les rôles que les femmes et les hommes y occupent et les responsabilités qui leur incombent.
Dans la gestion informelle des déchets, les femmes sont « au cœur de l’action » (Obiria et Donovan, 2022). Elles travaillent principalement dans la collecte et le tri des déchets dans les décharges à ciel ouvert. En dépit de la dureté du travail, elles y sont nombreuses notamment car elles peuvent y gérer leurs heures de travail comme elles l’entendent. Une flexibilité qui leur permet de composer avec des contraintes qui pèsent sur elles en termes familiaux et de garde d’enfants. Le ramassage de déchets ne requiert pas non plus de formation spécifique. « Il s’apprend facilement et pour de nombreuses personnes parmi les plus pauvres du monde, il s’agit de l’une des seules options de subsistance » (WIEGO a). Dans des environnements hostiles, les opportunités offertes aux femmes et aux hommes ne sont pas identiques. Tandis que les premières accomplissent des tâches souvent répétitives et chronophages, travaillant dans la collecte et la séparation des déchets, les hommes assument davantage des rôles de supervision ou réalisent des tâches qui requièrent de la force physique ou des équipements.
Les inégalités de genre se traduisent aussi en termes de revenus. Les femmes gagnent généralement moins que les hommes, car elles sont en concurrence avec leurs alter egos masculins pour les produits recyclables les plus précieux. À Nairobi, « les femmes qui collectent les déchets gagnent en moyenne moins de deux dollars par jour, avant de prendre en compte les dépenses telles que le stockage ou le transport » (Borgen Project, 2022). Leur faible revenu est aussi dû à la faible valeur des matériaux. Le secteur formel du recyclage paie environ 0,05 dollar par kilo de plastique, à la condition que celui-ci réponde à des critères de tri, de nettoyage, etc. Sans cette valeur ajoutée, les waste pickers kenyans doivent revendre leurs collectes à des intermédiaires qui fixent les prix (Ibid.).
Sur les collines de Dandora, aux portes de la capitale, qui abrite l’une des plus grandes décharges d’Afrique, les femmes passent de longues journées « courbées, à ramasser et collecter à la main les déchets jetés dans les rues et les décharges. Elles récupèrent de cette façon plus de matériaux recyclables que les systèmes formels de gestion des déchets » (Obiria et Donovan, 2022). Au milieu de montagnes de détritus, les femmes sont des figures invisibles et oubliées, mais sur lesquelles comptent les gouvernements pour réduire les quantités de déchets plastiques ou détourner des tonnes de matériaux des décharges. Il s’agit parfois de la seule forme de gestion courante de déchets pour les municipalités, et cela, à un coût dérisoire. Ces femmes de l’ombre contribuent ainsi à un système de collecte, de tri, de recyclage et de vente de matériaux, offrant une gamme d’avantages publics en termes environnemental, économiques ou de santé aux villes dans lesquelles elles travaillent. Selon l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement, 60 % du plastique recyclé dans le monde est collecté par des récupérateur·trices de déchets (Laville, 2023).
2. Des risques pour la santé des femmes
En l’absence d’équipements de protection individuelle ˗ sans gants, masques ou vêtements de protection ˗ les femmes et les hommes qui collectent les déchets sont exposées directement aux substances dangereuses. Les composés chimiques utilisés dans les produits plastiques présentent des risques bien connus pour la santé humaine, mais ils nuisent aux femmes de façon disproportionnée, en raison de leurs spécificités biologiques. Le corps féminin, qui contient plus de tissus adipeux (graisse), absorbe et accumule davantage de produits toxiques. Il est ainsi plus sensible aux perturbateurs endocriniens présents dans les plastiques qui sont à l’origine de nombreux troubles, notamment des infections respiratoires, des affections cutanées et des intoxications.
L’exposition prolongée des travailleuses aux poussières toxiques et aux produits chimiques par inhalation et par contact avec la peau affecte également leur santé reproductive. Les substances contenues dans les déchets plastiques ou électroniques perturbent les systèmes hormonaux. Des problèmes de fertilité, des complications liées à la grossesse et des cycles menstruels irréguliers sont couramment constatés. Dans une clinique voisine de Dandora, une infirmière estime que, parmi ses patientes travaillant sur la décharge, « les fausses couches sont monnaie courante. Je traite trois à quatre personnes par semaine qui ont des problèmes de règles » (Obiria & Donovan, 2022). Les conditions de travail extrêmement précaires posent des risques graves, non seulement pour la santé immédiate des femmes, mais aussi pour leur bien-être à long terme.
3. Les luttes des femmes récupératrices de déchets
En dépit de leurs rôles cruciaux sur les plans social, environnemental et économique, les récupératrices de déchets subissent le mépris et doivent composer avec des conditions de vie et de travail extrêmement précaires, sans recevoir de soutien des gouvernements locaux. Souvent stigmatisées, perçues comme nuisibles en raison de leur exposition à la saleté et aux maladies infectieuses, elles sont confrontées aux discriminations sociales et à l’exclusion. Elles sont en outre victimes de harcèlement, d’abus et d’intimidation de la part des autorités et des intermédiaires.
Pour se défendre et être entendues, les récupératrices de déchets forment des alliances ou des coopératives pour tenter de sortir de l’isolement, de mutualiser les ressources et les connaissances, d’améliorer leurs conditions de travail, de négocier collectivement et de réclamer leurs droits. En Afrique du Sud, au Ghana, en Zambie, en Tanzanie et au Kenya, pour ne citer que quelques exemples, des collectifs et organisations ont vu le jour (GAIA, 2021).
Les femmes prennent le leadership de leurs organisations pour que leurs besoins et défis spécifiques soient pris en compte. Elles s’organisent collectivement, développent des stratégies pour faire reconnaître leurs contributions en tant qu’actrices indispensables dans la réduction de la pollution plastique et la préservation de l’environnement. À travers des programmes de formation, elles cherchent aussi à acquérir des compétences et connaissances qui leur permettent de continuer à gagner leur vie, mais de manière plus sûre et moins dangereuse.
De nombreuses associations de terrain, ONG ou organisation internationale, comme Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing (WIEGO), s’emploient ainsi, à travers des projets collaboratifs, « à autonomiser les femmes, à mettre en évidence les discriminations liées au genre parmi les collecteurs de déchets et à répondre à leurs besoins spécifiques » (WIEGO c).
La fast fashion ou « mode fossile » exacerbe les inégalités sociales et environnementales, mais aussi les inégalités de genre. Les femmes sont souvent en première ligne dans la collecte et la gestion des déchets plastiques et textiles. Elles subissent des conditions de travail précaires et des risques sanitaires accrus. Une refonte du modèle de la production textile et une reconnaissance des enjeux de genre sont essentielles pour un avenir plus juste et durable.