Entretien avec Isabelle Durant, par François Polet.
Après quatre ans passés à la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), comme secrétaire générale adjointe puis par intérim, Isabelle Durant, ex-députée européenne, ex-vice-première ministre belge pour le parti écologiste, a intégré en mai 2023 le Mécanisme d’experts sur le droit au développement mis en place par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. [1] Sa trajectoire récente fait d’elle une observatrice – et une actrice – privilégiée de la résurgence du débat international autour du droit au développement et de ses rapports avec les reconfigurations Nord-Sud à l’œuvre depuis les années 2010.
Avant de plonger dans le vif de l’entretien que nous a accordé Isabelle Durant, revenons brièvement sur l’histoire et le contenu de cette dimension relativement peu connue de l’architecture internationale des droits humains que constitue le droit au développement (DD). Si des aspects de ce droit sont contenus dans plusieurs textes importants, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels de 1966, c’est la Déclaration sur le droit au développement adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1986 qui consacre véritablement l’existence d’un droit international du droit au développement. Elle s’inscrit dans le contexte historique du « dialogue Nord-Sud » instauré à la fin des années 1970 en vue de réformer le système économique international dans un sens plus favorable aux pays en développement. Son adoption ne fut pas consensuelle, les États-Unis ayant voté contre et huit autres pays occidentaux (dont l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Japon) s’étant abstenus.
Tel que défini par la Déclaration, le DD est « un droit inaliénable de l’homme en vertu duquel tous les êtres humains et tous les peuples ont le droit de participer, de contribuer et de profiter d’un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’homme et des libertés fondamentales peuvent être pleinement réalisés ». Le droit au développement n’est donc pas un simple droit à jouir d’un niveau de vie économique suffisant. Il synthétise de manière dynamique le droit à la jouissance de plusieurs droits sociaux déjà reconnus dans d’autres instruments internationaux. Il implique à la fois l’idée d’une participation sociale et politique active aux dynamiques de développement et celle de la nature multidimensionnelle de ce développement. Sa principale singularité, qui fait aussi sa complexité nous le verrons, provient du fait qu’il est tout à la fois un droit individuel et collectif – ses titulaires sont à la fois les « êtres humains » et les « peuples ».
Durant les presque trois décennies qui ont suivi l’adoption de la Déclaration, le DD a été relativement délaissé dans les politiques internationales. Les raisons de ces difficultés tiennent pour une bonne part aux différences d’interprétation que les États font de la nature des obligations contenues dans la Déclaration. Mais cette marginalisation n’est bien sûr pas sans lien avec le moment unipolaire états-unien et l’apogée de la doxa néolibérale à la fin du vingtième siècle – le développement fut à ce moment davantage considéré comme affaire d’investisseurs privés que de juristes internationaux, à moins que ceux-ci ne soient au service de ceux-là. Le réinvestissement du DD depuis les années 2010 est le résultat de deux processus en tension : celui, relativement discret, des progrès dans la justiciabilité de ce droit, afin de le rendre effectif dans les ordres juridiques [2] et celui, plus spectaculaire, d’affirmation politique et idéologique de nouvelles alliances Sud-Sud sur la scène internationale.
Lorsque nous la rencontrons en cette après-midi de mai 2024, Isabelle Durant est de retour du siège des Nations unies à New York, où elle a participé à une réunion du Mécanisme d’experts sur le DD dont elle est membre.
CETRI : Isabelle Durant, parlez-nous un peu de ce groupe d’experts en matière de DD auquel vous participez. Quel est son rôle ? Comment fonctionne-t-il ?
Isabelle Durant : le Mécanisme d’experts sur le droit au développement a été créé en 2019 par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies avec le mandat assez large, et un peu vague il est vrai, de l’aider à implémenter ce droit en favorisant l’identification, l’analyse et la mise en commun de bonnes pratiques en matière de promotion du DD entre les États membres. Ce mécanisme est composé de cinq experts de différentes parties du monde. Nous sommes là pour apporter de la matière, en fonction de nos expériences. Nous n’avons pas de mandat, nous sommes « experts », donc nous sommes indépendants.
Deux fois par an nous présentons l’avancée de notre travail, dans le cadre de sessions du Conseil des droits de l’homme organisées à New York, où tous les États membres sont invités, ainsi qu’à Genève. Chaque expert est supposé produire une étude sur les trois ans sur un sujet qu’il ou elle juge pertinent en matière de DD. De mon côté je prévois une sorte d’état des lieux, de « mapping », de tout ce qui est nouveaux mécanismes de financement du développement.
Sur le DD, il y a nous, le Mécanisme, mais il y a aussi un Rapporteur spécial et un Groupe de travail, avec lesquels nous collaborons. Le Groupe de travail a un rôle plus politique que le Mécanisme, il donne des conseils et fait des recommandations au Conseil des droits de l’homme pour promouvoir l’application du DD. Le groupe est présidé par le Pakistan, qui est très demandeur sur le DD et a été chargé de rédiger un projet de traité légalement contraignant, soit une « convention » sur le DD. [3]
Le risque d’un vote Nord contre Sud
CETRI : Cet instrument juridiquement contraignant, a-t-il des chances d’être adopté ?
I. D. : le texte a été envoyé à New York, pour qu’il soit traité par l’Assemblée générale, ce qui arrivera à mon avis assez vite. Mais ce projet de traité est extrêmement controversé, il risque d’être voté Nord contre Sud, car les pays en voie de développement sont la majorité à l’Assemblée. C’est clair que ni l’Union européenne (UE), ni les États-Unis, ni l’Australie ne vont voter ça, ils sont tout à fait contre l’idée d’avoir un traité légalement contraignant sur cette question. Mais ce n’est pas simplement le Nord contre le Sud, car si beaucoup de pays du Sud sont très volontaristes, surtout parmi les membres du Mouvement des non-alignés (MNA), certains, en Amérique latine par exemple, ne sont pas d’accord d’avoir une convention.
C’est aussi un peu une bataille symbolique, surtout dans un contexte où les rapports Nord-Sud sont devenus beaucoup plus difficiles qu’il y a trois ou quatre ans. Aujourd’hui la tension est permanente, sur tous les sujets. Et à New York, c’est palpable, en particulier dans les discussions sur le « Pacte pour l’avenir », un texte solennel prévu pour l’Assemblée générale de septembre (le « Sommet de l’avenir »), qui inclut toutes sortes de sujets, comme la pandémie, le numérique, dont on ne parlait pas lors de l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) pour 2030, en 2015. Le monde a changé depuis 2015, ça c’est une évidence.
Et donc cette discussion sur le Pacte pour l’avenir est très tendue entre le Nord et le Sud, en particulier sur certains sujets. Certains pays ont du mal avec les droits de l’homme, les droits LGBTQ, l’égalité hommes-femmes, d’autres ont des difficultés avec les droits collectifs, donc que le DD devienne le droit d’un État, ça pour les pays du Nord ce n’est pas acceptable. Bref il y a un tas de nœuds… Mais, dans la crise du multilatéralisme, c’était important de faire quelque chose pour garder les gens ensemble et éviter la multiplication des forums, la dispersion, qui finit par discréditer l’ONU. Donc ça a cette valeur politique.
CETRI : pour ce qui est du DD, historiquement c’est vraiment quelque chose qui émerge dans la foulée de la CNUCED, de la revendication d’un Nouvel ordre économique international dans les années 1970. Et c’est comme si ce DD avait été mis un peu en veilleuse durant les années 1990 et 2000, et qu’il remontait maintenant dans ce nouveau contexte…
I. D. : justement, ce n’est pas un hasard. Il remonte en puissance parce que la situation a changé, les relations entre pays développés et pays en développement ne sont plus les mêmes. Il y a cette recomposition des forces au sein du Sud global, avec la Chine qui a pris du pouvoir et joue la carte de la coopération Sud-Sud, avec les BRICS qui sont en train de s’élargir et qui accordent de l’importance au DD. C’est pour ça que maintenant cela remonte, car justement le Sud reprend maintenant de la vigueur, d’une autre façon. À la fois dans des coalitions objectives d’intérêt, alors qu’ils ne sont pas nécessairement d’accord sur beaucoup d’autres choses, mais là-dessus ils peuvent s’entendre par rapport à la vision occidentale, par rapport à ce qu’ils appellent le double standard, et il y en a objectivement, puis aussi toute la question de la décolonisation, qui vibre dans la société civile africaine, mais pas seulement. Cela a redonné au DD une vigueur. Avec de nouvelles fractures, moins entre pays en développement, même s’il y en a, mais plus entre les Occidentaux et les autres.
Dans les discussions qui viennent de se passer à New York, vu le contexte de négociation du Pacte pour l’avenir, moi j’ai essayé d’éviter le traditionnel affrontement idéologique, où le Pakistan va monter très fort, Cuba aussi, l’UE va résister et après on a des propositions qui ne font pas avancer les choses. Moi j’ai essayé d’avoir un dialogue sur les bonnes pratiques, sur les choses qui marchent, pour ne pas nourrir ce qui n’aidera pas dans les semaines à venir à une négociation sur le Pacte, qui doit inclure le DD. Evidemment ce n’est pas parce que le DD est inclus dans ce texte que tout change. Comme toujours, tu négocies étape par étape, tu accroches des symboles, des amendements, c’est une dynamique de construction.
Deux visions des droits humains
CETRI : au-delà du jeu des rapports de force sur la scène internationale, il y a aussi le contenu normatif singulier de ce droit au développement, qui n’est pas seulement centré sur les droits individuels, mais qui envisage le développement aussi comme un droit collectif…
I. D. :
Oui, il y a aussi des différences de fond entre le Nord et le Sud. Tout le monde est d’accord qu’il faut faire du développement etc., mais en faire un droit, les Européens que j’ai longuement rencontrés à New York, qui ont fait travailler des juristes, eux disent « on ne peut pas accepter le droit d’un État ». Ils ont une vision, les Européens, du DD et des droits humains en général, comme une relation entre un individu et son gouvernement. Et donc si le droit est violé, on a un recours, etc. En revanche les pays en développement, qui ont aussi leurs juristes, ont historiquement une vision plus collective des droits, qui sont associés aux « communautés », voire même aux « peuples », au sens de « populations », et même aux « États ».L’analyse juridique fait dire aux Européens qu’ils ne veulent pas de ce traité proposé par le groupe de travail, donc ils ne le voteront pas s’il arrive à l’Assemblée générale, parce que cela instaure un droit qu’ils ne reconnaissent pas, le droit des États. Ils veulent encore bien les droits collectifs au sens des peuples indigènes, de certaines communautés, des minorités, parce que ces groupes subissent des discriminations etc., mais pas qu’un État ait un droit à un financement international pour son développement sans qu’ils (ndlr : les Européens) n’aient rien à dire sur le reste, au nom de « l’autodétermination » et de la « souveraineté ».
De l’autre côté, les juristes des pays du Sud considèrent que même si la convention sur le DD n’est pas votée par les pays occidentaux, sa ratification par les pays du Sud donnerait déjà une sorte de jurisprudence et aurait un effet disruptif sur certains financements. Ils l’analysent comme « ce ne sera pas parfait, mais ce sera un instrument supplémentaire pour avoir un bras de levier plus fort pour revendiquer notre droit », puisque, c’est comme sur le climat, ils estiment que « c’est la responsabilité historique du Nord, donc c’est à eux de payer. » Donc on n’est pas dans une approche partenariale, mais d’affrontement, en vue de réclamer son dû légitime… ce qui évidemment crée la réaction inverse chez l’autre.
CETRI : c’est donc une thématique à laquelle tiennent de nombreux gouvernements du Sud, mais qu’on retrouve relativement peu dans les discours et les revendications des ONG européennes de solidarité internationale.
ID : On dirait que ce n’est pas un sujet. Lors de nos sessions à Genève, qui sont ouvertes à la société civile, il n’y a que trois ONG qui suivent les débats. Il y a très peu de société civile vraiment engagée sur ce droit, probablement parce qu’il a été mis au frigo longtemps, parce qu’il est tellement générique qu’on ne sait pas comment s’y accrocher. Peut-être aussi parce qu’il est politisé de manière conflictuelle par certains pays comme Cuba, le Venezuela, l’Iran, donc c’est difficile pour les ONG de se positionner…
S’interroger sur nos exigences
CETRI : une autre hypothèse, c’est que le DD intéresse peu car la notion de développement elle-même est devenue suspecte au sein d’une partie du monde progressiste occidental.
ID : Je suis tout à fait d’accord. Dans un pays comme la Chine, le développement économique a connu un saut qui a changé les conditions de vie de millions de gens… et c’est ça qui fait baver d’envie les autres pays du Sud. Les progressistes européens ont complètement balayé cet aspect des choses. Quand j’étais à la CNUCED, j’ai constaté ce décalage dans des discussions que nous avons eues avec les parlementaires européens, qui avaient parfois des exigences environnementales exagérées par rapport aux importations en provenance des pays les plus pauvres. Je pense que les Européens sont extrêmement européocentrés et ont beaucoup de mal à comprendre la réalité économique des pays du Sud. Globalement, il y a très peu de compréhension des enjeux de diversification économique.
Mais ce qu’ils ne réalisent pas, c’est que ces pays africains vont se tourner vers d’autres pays, la Russie, la Chine. On ferait bien de s’interroger sur nos exigences, sans perdre de vue les objectifs environnementaux évidemment, ce n’est pas blanc ou noir. Ce n’est pas facile d’intégrer la notion géopolitique du monde d’aujourd’hui, avec ses implications en matière de développement, dans une approche européenne très eurocentrée.