La tribune de Frédéric Thomas publiée dans Le Soir.
Plus d’un million de personnes – dont une majorité de femmes et d’enfants – sont déplacées par la violence en Haïti, près de la moitié de la population a besoin d’une aide alimentaire et le pays fait partie de la vingtaine de points les plus sensibles de la faim dans le monde. D’autres chiffres s’égrènent comme autant de preuves de l’effondrement : au moins 5.600 personnes tuées par la violence des gangs en 2024, 85 % de la capitale, Port-au-Prince, et tous ses accès terrestres aux mains des bandes armées, une « croissance négative » pour la quatrième année consécutive et pratiquement les deux tiers des Haïtiens et Haïtiennes sous le seuil de pauvreté.
Comment ne pas sortir étourdi de cette accumulation de morts et de malheurs ? Mais si ces chiffres disent la gravité de la situation actuelle, ils tendent à la réduire aux proportions sécuritaires et humanitaires dans lesquelles la communauté internationale cherche à tout prix à la circonscrire afin d’imposer son mode d’intervention, en occultant l’échec, l’aporie et l’histoire.
L’échec
Au lendemain de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, il y avait sur la table deux propositions. D’un côté, celle du Premier ministre, Ariel Henry, d’assurer la continuité du pouvoir, en fermant les yeux sur la corruption de la classe politique et de l’élite économique, l’instrumentalisation des bandes armées, la captation mafieuse de l’Etat et l’exaspération de la population. De l’autre, celle des organisations syndicales, paysannes, féministes, étudiantes, des églises et des ONG qui, dans leur écrasante majorité, avaient convergé autour du projet de « transition de rupture », à la faveur du soulèvement populaire de 2018-2019.
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La communauté internationale mit tout son poids dans la balance pour écarter cette seconde option et valider la première, tout en appelant la société civile à se rallier à cette solution. Haïti ne pouvait se payer le luxe d’une transition : il fallait un gouvernement « consensuel » pour organiser des élections au plus vite. Les trente mois qui suivirent devaient donner tristement raison aux organisations sociales haïtiennes qui dénonçaient le leurre électoral et un gouvernement qui ne luttait ni contre les gangs armés ni contre l’impunité, entraînant le pays dans une chute sans fin. Alignées sur la Maison-Blanche, l’Union européenne et l’ONU ne voulurent rien entendre. Jusqu’à ce que Washington lâche finalement Ariel Henry en février 2024. Se révéla dès lors ce que tout le monde savait, mais que certains faisaient mine d’ignorer : il ne tenait que grâce au soutien international.
Début 2024, le nombre annuel de personnes tuées avait triplé, le délitement des institutions publiques s’était accéléré et les gangs qui occupaient un tiers de la capitale en 2021 en occupaient les quatre cinquièmes. Et la situation a empiré depuis. En fin de compte, la seule action concrète d’Ariel Henry aura été de demander l’envoi d’une force armée multinationale. Sa lamentable déroute était aussi celle des puissances internationales. Mais lui avait été chassé du pouvoir, tandis que ces dernières restaient à la manœuvre. Et n’avaient rien appris.
L’aporie
Les chiffres actuels démontreraient la nécessité impérieuse d’une force multinationale et de l’aide humanitaire. Cela fait pourtant plus de deux décennies que ce remède est appliqué sans succès à Haïti. L’actuelle mission multinationale de sécurité sous leadership kenyan échoue ? Il n’y a d’autre solution pour Washington et ses alliés que de la renforcer et de lui donner un statut onusien.
Cette focalisation sur le problème sécuritaire permet de garder la main sur la crise haïtienne et d’en évacuer deux dimensions pourtant centrales. Un embargo sur les armes a ainsi été voté par l’ONU. Sans effet. Les armes et munitions – dont la quasi-totalité provient des Etats-Unis – continuent d’alimenter les bandes armées en Haïti. L’arrêt de ce flux incessant serait autrement plus efficace dans la lutte contre la violence. Mais cela supposerait de faire pression sur le gouvernement américain pour qu’il remette en cause le libre marché des armes sur son territoire. On préfère regarder ailleurs.
Un régime de sanction a été mis en place par l’ONU, les Etats-Unis, le Canada et l’Europe à l’égard des personnes qui participent ou soutiennent les gangs armés. Mais son application défaillante met au jour le cercle vicieux dans lequel se débat la diplomatie internationale. Le cas de l’ex-président Michel Martelly (2011-2016), dont Jovenel Moïse était le dauphin, est emblématique. Mis en cause par le rapport d’expert des Nations unies et placé sur la liste de sanctions du Canada et des Etats-Unis – pays où il réside et où, jusqu’à présent, il n’a pas été inquiété –, il illustre la logique de prédation à l’œuvre au sein de la classe politique et de l’oligarchie haïtiennes. Il constitue également un marqueur du caractère vicié d’une politique internationale tributaire de ce type d’interlocuteurs, qu’elle légitime et soutient, et dont elle se sert en retour pour justifier son incapacité à entendre l’exigence de dignité de la population.
L’histoire
Cette année 2025 marque le bicentenaire de la dette exigée par la France à son ancienne colonie. En 1804, pour la première fois dans l’histoire, une révolution d’esclaves noirs réussissait : Saint-Domingue faisait place à Haïti. Mais c’était impensable et inacceptable pour les nations dites civilisées. La France imposa en 1825 au nouvel Etat de « dédommager les anciens colons » et fit mine de « concéder » une indépendance qui avait été gagnée vingt et un ans plus tôt en battant les troupes napoléoniennes venues restaurer l’esclavage. Cela fait deux cents ans que les Haïtiennes et Haïtiens demandent justice et réparation.
La France et les autres puissances mondiales ont oublié cette dette et ce passé. De même qu’elles oublient leur part de responsabilité dans la crise actuelle, les contradictions et l’échec de leur diplomatie. Les chiffres dramatiques disent l’urgence en taisant l’histoire. Mais, faute de prendre en compte cette dernière, la communauté internationale se condamne à répéter les mêmes erreurs, aboutissant aux mêmes faillites. Et à poursuivre l’ensilencement des voix haïtiennes qui, elles, gardent intactes la mémoire des luttes et la soif de changement.