* Also in English : Guatemala elections : ’The irregularities are so obvious that the international community routinely expresses profound concern’ - Le Monde
Le Guatemala occupe rarement les devants de l’actualité internationale, c’est peu de le dire. Même au plus fort de ce que l’ONU a appelé des « actes de génocide », perpétrés dans les années 1980 contre la population indigène maya, l’attention prêtée en Europe à ce pays – le plus peuplé d’Amérique centrale – est restée largement en deçà de celle réservée au Chili par exemple, dont on ne manquera pas de commémorer le 11 septembre prochain, sous nos latitudes, les cinquante ans du coup d’État du général Pinochet à l’encontre du gouvernement Allende. S’agissant du Guatemala, qui a encore une date ou un nom à l’esprit ?
Pourtant, l’ampleur du drame, la quantification macabre des victimes des régimes militaires d’alors sont sans commune mesure. Plus de quatre-vingt fois plus de meurtres et de disparitions au pays de Miguel Ángel Asturias que dans celui de Pablo Neruda, les deux illustres écrivains nobelisés pour la célébration de leur peuple respectif, guatémaltèque et chilien. Mais il est vrai qu’au Guatemala, le putsch fomenté par la CIA contre l’expérience démocratique réformatrice (des présidents Juan José Arévalo et Jacobo Arbenz) précède de deux décennies celui opéré à Santiago en 1973. Et que, parallèlement, la gauche guatémaltèque n’a jamais bénéficié de la même proximité politique, culturelle, pour ne pas dire « latine », que celle entretenue par l’intelligentsia chilienne avec ses camarades européens.
« Pacte des corrompus »
Aujourd’hui, le Guatemala traverse un important processus électoral. À la fois présidentiel, législatif, municipal et centro-américain. Le premier tour a eu lieu le 25 juin, le second est prévu pour ce 20 août. Comme d’habitude dans cette démocratie « de façade », la tenue même de ces élections fait problème. Des règles viciées, des candidatures empêchées par la caste au pouvoir, des registres électoraux douteux, des taux de participation fragmentaires, des campagnes d’achats de votes, des populations délaissées, des comptages sous influence… S’y ajoute cette année la suspension des résultats du premier tour, décrétée début juillet par la Cour constitutionnelle en réponse à sa saisie par neuf partis de droite, dont celui du président sortant, inquiets du passage au second tour d’un candidat « progressiste » (Bernardo Arévalo, le fils de Juan José) qu’ils n’avaient pas vu venir.
Ces élections générales sont les dixièmes depuis le retour d’un pouvoir civil en 1985, les septièmes depuis les Accords de paix de 1996. Marqueurs d’une volatilité politique record, les neuf éditions précédentes ont accouché de présidents issus de neuf partis différents, mais invariablement soutenus par l’un ou l’autre secteur de l’oligarchie nationale et des forces armées. Chacun a assuré, à quelques inflexions près, la continuité conservatrice et ultralibérale des politiques nationales et l’absence d’options de changement mobilisatrices, ruinant jusqu’ici le sens réellement démocratique des « alternances » électorales.
« Le pacte des corrompus », c’est de cette sentence sans équivoque que les organisations sociales guatémaltèques qualifient depuis quelques années déjà, la collusion d’intérêts économiques, politiques et militaires puissants qui occupe la tête de « l’État-butin » et assure l’impunité de ses forfaits mafieux par l’épuration systématique des institutions judiciaires. Les ficelles sont tellement grosses, les irrégularités tellement visibles, les accointances avec le « crime organisé » tellement indéniables, que la « communauté internationale » elle-même, Washington en tête, fait régulièrement état de ses vives préoccupations et autres mises en garde. En retour, le pouvoir guatémaltèque surenchérit dans l’excès de zèle pathétique pour rassurer le parrain états-unien, tantôt en étant le deuxième pays au monde à transférer son ambassade en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem, tantôt en étant le seul État latino-américain à envoyer son président jusqu’à Kiev pour y réaffirmer son soutien à l’Ukraine.
Champion des inégalités
En interne, le bilan social de trois décennies de « normalisation démocratique », pour reprendre la formule lénifiante collée à l’évolution politique de l’Amérique centrale depuis les années 1990, s’avère être l’un des plus mauvais du continent, d’après les Nations unies. Quelque 10,3 millions des 17,6 millions de Guatémaltèques vivent sous le seuil de pauvreté. Dans ce pays riche en ressources naturelles, qui pourrait nourrir aisément plusieurs fois toute sa population, un enfant sur deux souffre de dénutrition chronique. En cause, un modèle de développement inique qui consacre ses meilleures terres à l’alimentation du marché mondial en minerais et produits agricoles non transformés. Champion des inégalités, le Guatemala l’est aussi dans la faiblesse et la régressivité de sa fiscalité, dans le poids de son secteur informel, dans l’extraversion de son industrie textile, etc.
À l’heure d’écrire ces lignes, mi-juillet, la validation officielle des résultats du premier tour des élections du 25 juin a fini par arriver. Bien qu’un nouvel ordre de suspension ait été émis dans le même temps (!), en provenance cette fois du Ministère public, elle devrait permettre aux deux candidats présidentiels restés en lice pour le second tour – Sandra Torres (15,7% des voix) et Bernardo Arévalo (11,8%) – de s’affronter dans les urnes. Torres, ancienne « première dame » étiquetée sociale-démocrate mais dont les positions penchent à droite, a déjà terminé deux fois à la deuxième place, en 2015 et 2019. Arévalo, porteur des voix « antisystème » qui n’ont pas suivi les appels à l’abstention (40% des inscrits) ou au vote blanc ou nul (25% des votes), suscite désormais l’espoir dans les organisations citoyennes, populaires et indigènes. Espoir de facto dynamisé par les craintes que le candidat inattendu a créées au sein de l’establishment. S’il venait à gagner, la faible assise de son mouvement politique « Semilla », dans la société comme au parlement (23 députés sur 160), ne lui laissera toutefois que peu de marge de manœuvre.
* Bernard Duterme est sociologue et directeur du Centre tricontinental, en Belgique, qui étudie les enjeux géopolitiques en Afrique, en Asie et en Amérique latine. En 2022, il a coordonné l’ouvrage ’Fuir l’Amérique centrale’.
À paraître : Amérique latine : les nouveaux conflits (Paris, Syllepse, 2023).