Une tribune de Mikaël FAUJOUR (journaliste, France), avec G.Bataillon (directeur d’études EHESS, France) et B.Duterme (directeur Centre tricontinental - CETRI, Belgique), publiée par Le Monde ce dimanche 8 octobre 23.
* Liste complète des signataires : voir plus bas.
Plus de vingt-cinq ans ont passé au Guatemala depuis la signature des accords de paix qui mirent fin, le 29 décembre 1996, à une guerre civile commencée dans les années 1960 et qui connut son apogée entre 1978 et 1984. Pourtant, depuis 2018, le pays est en proie à un recul continu des libertés fondamentales et à une mise en cause de l’État de droit.
Pour tout un pan du pouvoir économique, associé à des ex-militaires dénonçant comme « communiste » tout ce qui relève de la démocratie et de l’Etat de droit, il semble que la guerre froide n’ait jamais cessé. Et leur refus obstiné de la démocratie s’accentue encore.
Elu président le 20 août à la surprise de tous, dans des conditions régulières, Bernardo Arevalo fait face à l’opposition féroce des groupes oligarchiques et de la classe politique, qui veulent empêcher son accès au pouvoir.
Le Tribunal suprême électoral ayant interdit plusieurs candidatures jugées indésirables pour les élites, celles-ci pensaient ainsi avoir verrouillé l’élection à travers l’habituel financement de partis devant garantir la défense de leurs intérêts. Un échec, car, rejetant les représentants d’un système corrompu, les Guatémaltèques ont élu pour président Bernardo Arevalo, candidat de Semilla, parti fondé en 2015 lors du grand mouvement de protestation contre la corruption.
Les coups de force et complots
Face à cette défaite, le gouvernement sortant, les élites économiques et un noyau de militaires nostalgiques des dictatures ne se contentent plus de propagande anticommuniste anachronique et de « fake news », mais multiplient coups de force et complots. La Commission interaméricaine des droits humains a ainsi révélé en août l’existence d’un plan visant à assassiner Bernardo Arevalo et la vice-présidente Karin Herrera.
Bernardo Arevalo, sociologue, ancien diplomate, est un réformiste conséquent, à l’image de son père Juan José Arevalo, élu président de la République en 1944 et incarnation du « printemps démocratique » guatémaltèque (1944-1954). Bernardo Arevalo entend, au premier chef, restaurer l’Etat de droit et faire la chasse aux fonctionnaires et politiques corrompus.
Les discours alarmistes le comparant à Hugo Chavez ne sont que des balivernes avant tout révélatrices de la terreur qu’inspire la possibilité d’une justice indépendante luttant contre d’anciens criminels de guerre et contre la corruption de nombreux élus et magistrats impliqués dans des affaires illégales et dans le narcotrafic.
Le caractère systémique de la corruption
Cette peur d’une justice indépendante tient au rôle joué, de 2006 à 2018, par la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (Cicig), qui, mandatée par l’ONU, a assisté le ministère public et la police dans de nombreuses enquêtes et mis en lumière le caractère systémique de la corruption.
En 2015, son action, conjuguée à de très nombreuses protestations de citoyens, a obligé le président, Otto Perez Molina, la vice-présidente et le gouvernement à démissionner. Les deux têtes de l’exécutif ont d’ailleurs été jugées et condamnées à des années de prison.
En 2018, la Cicig a révélé que les entrepreneurs les plus puissants du pays finançaient illégalement des partis, les obligeant à présenter des excuses publiques. Elle a aussi pointé l’implication de membres de la famille du président alors en exercice, Jimmy Morales (2016-2020), dans des affaires de corruption. Ce dernier fit tout pour mettre fin au mandat de la commission et la fit expulser en janvier 2019.
Des chefs d’accusation faux, forçant à l’exil juges et procureurs
Jimmy Morales nomma pour ce faire, en mai 2018, une procureure générale de la République, Consuelo Porras, qui a multiplié les chefs d’accusation fallacieux, forçant à l’exil des juges et des procureurs qui avaient travaillé avec la Cicig, ainsi que des journalistes indépendants, des défenseurs des droits humains et de l’environnement. Elle a pu compter, pour y parvenir, sur le zèle du procureur chargé de la lutte contre la corruption et l’impunité (un comble !), Rafael Curruchiche.
Les exactions de ces deux magistrats leur valent de figurer sur la liste « Engel » des acteurs les plus corrompus de la scène politique centre-américaine établie par le Congrès des Etats-Unis. En 2018, le Congrès du Guatemala a adopté une série de lois réduisant presque à néant les sanctions à l’encontre des personnalités finançant illégalement les partis – ce que les citoyens ont qualifié de « pacte des corrompus ».
C’est à cette aune qu’il faut comprendre les actuelles manœuvres de Consuelo Porras et de Rafael Curruchiche que Bernardo Arevalo n’a pas hésité à qualifier de coup d’Etat judiciaire, ce que dénoncent non seulement ses partisans, mais aussi l’ancien président de la République élu au lendemain de la fin du régime militaire, Vinicio Cerezo (1986-1991), et de nombreux citoyens qui bloquent actuellement le pays, ainsi que l’Eglise catholique, une partie du monde entrepreneurial et les médias indépendants.
De graves menaces pèsent sur la démocratie au Guatemala
Le contexte général d’impunité protégeant les forces antidémocratiques explique non seulement le complot et les menées contre Bernardo Arevalo et son parti, mais plus encore le fait que, à ce jour, aucune enquête du parquet n’ait été engagée ni à l’encontre des auteurs du plan pour assassiner celui-ci et Karin Herrera, ni à l’encontre des actions illégales contre leur parti.
L’asservissement de la justice à une classe politique corrompue contribue à pérenniser une situation d’injustice sociale et de violence qui favorise l’essor de narcotrafiquants dont le pouvoir croissant fait du Guatemala chaque jour un peu plus un narco-Etat. Nous alertons donc le gouvernement français, les institutions européennes et l’opinion publique des graves menaces qui pèsent sur la démocratie au Guatemala.
Nous appelons à faire pression sur le gouvernement sortant de ce pays afin qu’il respecte l’expression de la volonté populaire, assure la protection du président Bernardo Arevalo, de la vice-présidente Karin Herrera et mette fin aux poursuites illégales contre le parti Semilla. Nous demandons aussi à l’Union européenne de maintenir la présence de sa Mission d’observation électorale et d’étendre son mandat jusqu’au 14 janvier 2024, date de l’investiture du binôme présidentiel.
Tribune cosignée par :
Juan Alberto Fuentes Knight, ex-ministre des Finances et ex-directeur d’Oxfam International (Guatemala, actuellement en exil)
Thelma Aldana, ex-procureure générale de la République (Guatemala, actuellement en exil)
Jayro Bustamante, réalisateur (Guatemala/France)
Juan Francisco Sandoval Alfaro, avocat et ex-procureur en charge de la lutte contre l’impunité (Guatemala, actuellement en exil)
Édgar Gutiérrez Girón, analyste politique et ex-ministre des Affaires étrangères (Guatemala)
Anaisabel Prera, ex-ministre de la Culture et des sports, diplomate et ex-fonctionnaire internationale (Guatemala)
Jordán Rodas, ex-procureur en charge des droits humains (Guatemala, actuellement en exil)
Mikaël Faujour, journaliste (France)
Gilles Bataillon, directeur d’études EHESS (France)
Grégory Lassalle, documentariste (France)
Bernard Duterme, directeur Centre tricontinental - CETRI (Belgique)
Édgar Balsells, ex-ministre des Finances (Guatemala)
Ligia Hernández Gómez, députée du Congrès de la République du Guatemala, Movimiento Semilla (Guatemala)
Amílcar Pop, député au Parlement centre-américain, Mouvement Winaq (Guatemala)
Rosa María Chan, archéologue, professeure universitaire, ex-vice-ministre du Patrimoine culturel et naturel (Guatemala)
Leocadio Juracán, représentant du Comité paysan de l’altiplano (CCDA) et ex-député du Congrès de la République, Convergencia (Guatemala)
Alejandra Gutiérrez Valdizán, co-fondatrice et directrice de Agencia Ocote, média indépendant (Guatemala)
Virgilio Álvarez Aragón, sociologue, chercheur associé de l’Institut d’études sur l’Amérique latine de l’Université de Stockholm et fondateur de Gazeta, média indépendant (Guatemala/Suède)
Alejandra Colom Bickford, anthropologue et professeure à l’Université Del Valle (Guatemala)
Marta Casaús Arzú, sociologue (Guatemala/Espagne)
Juan Luis Font, journaliste, directeur du programme radiophonique « Con criterio » (Guatemala, actuellement en exil)
Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (France)
Miquel Dewever-Plana, photographe, réalisateur, auteur (France)
Ana Lucia Ixchíu Hernández, militante et journaliste (Guatemala, actuellement en exil)
Franck Gaudichaud, professeur des universités en histoire latino-américaine (Université Toulouse Jean Jaurès)
Jean-Philippe Domecq, écrivain et président du comité pour les écrivains en danger et en prison, PEN Club France (France)
France Amérique latine (France)
Maxime Combes, économiste et membre d’Attac (France)
Luz Angelina Rodríguez, politologue (Guatemala)
FIDH – la Fédération internationale pour les droits humains
Hélène Roux, sociologue (France)
Collectif Guatemala (Guatemala/France)
CETIM – Centre Europe - Tiers Monde (Suisse)
CETRI – Centre tricontinental (Belgique)
Garance Robert, chercheuse doctorante, Université de Montréal (France-Canada)
Raúl Figueroa Sarti, fondateur et directeur des éditions F&G, prix international Liberté de publication de l’Association des éditeurs états-uniens (Association of American Publishers) 2021 (Guatemala)
Laurence Fehlmann Rielle, députée au Conseil national (Suisse)
Maristella Svampa, sociologue et philosophe, Conicet/Pacto Esosocial e intercultural del Sur (Argentine)
Projet Accompagnement Québec-Guatemala (Canada)
Entraide et Fraternité (Belgique)
Juliette Dumont, historienne, Université Sorbonne Nouvelle - Paris III (France)
Marie-Dominik Langlois, doctorante, Université d’Ottawa et École des hautes études en sciences sociales (Canada)
Etienne Roy-Grégoire, professeur en sciences politiques, Université du Québec (Canada)
Todos por / All For / Tout pour le Guatemala (Canada)
Plataforma Canadá Guatemaltecxs Exiliadxs por Terrorismo de Estado / Plateforme Canada Guatemaltèques exilé.e.s pour Terrorisme d’État (Canada)
Claude Willemin, MD, MPH, médecin humanitaire pendant 20 ans dont 8 au Guatemala, actuellement assesseure du rectorat de la Pluriversité Maya Ch’orti’ (France/Guatemala)
Nicholas Copeland, Department of History, Virginia Tech (États-Unis)
Becky Kaump, Red de académicxs-activistas en solidaridad con Guatemala GuaSa (États-Unis)
Association des Guatémaltèques du Québec (Canada)
Marc-André Anzueto, professeur, Université du Québec en Outaouais (Canada)
Karine Vanthuyne, anthropologue, Université d’Ottawa (Canada)
Marie-France Arismendi, Latin American Canadian Solidarity Association (Canada)
Ana Lucía Cuevas, artiste multimédia (Guatemala/Royaume-Uni)
Red internacional de solidaridad con Guatemala
Marco Fonseca, professeur, département des Études internationales, Glendon College York University (Canada/Guatemala)
Mary Ellen Davis, cinéaste, enseignante, travailleuse culturelle (Canada)
Ximena Morales, anthropologue, membre de Red internacional de Solidaridad con Guatemala (Suisse)
Gerald Ernest Rowe, PhD, professeur adjoint, INRS Laval (Canada)
Leila Celis, politilogue et professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (Canada)
Marie-Josée Massicotte, professeure agrégée, École d’études politiques, Université d’Ottawa (Canada)
Solidarité Laurentides-Amérique centrale (Canada)
CCFD-Terre Solidaire (France)
Association des Guatémaltèques du Québec (Canada)
Comité pour les droits humains en Amérique latine (Canada)
Grahame Russell, Rights Action (Guatemala, Honduras, Canada)
Flor Elvira Urrestarazu, docteure en études hispaniques et hispano-américaines, membre du collectif Fréquences Latines (France)
Magdalena Association Franco-Latino Américaine, Toulouse (France)
Jules Falquet, Professeure des universités en philosophie, Université Paris VIII Saint-Denis (France)
Katherine Salamanca, politologue, Membre Ateneo programa para la incidencia en derechos humanos, memoria y verdad, Université Toulouse Capitole (France)
Collectif de Radios Fréquences Latines, Toulouse (France)
Festival documentaire sur l’Amérique Latine Latinodocs, Toulouse (France)
Action Collective Guatemala Occitanie
Nora Murillo Estrada, poétesse (Guatemala)
Eva Bonnefoy Borjas, activiste pour les droits humains et sexologue, Fédération Internationale de planification familiale (Mexique/Venezuela)
Ariela Epstein, anthropologue et productrice radio (France)
Laure Tachoires, conseillère municipale de Ramonville-Saint-Agne (France)
Carlos Oliva Illescas, musicien (France/Guatemala)
Mònica Guiteras Blaya, sociologue, Ingeniería sin fronteras (Espagne)
Ana G. Aupi, poétesse(Guatemala/Espagne)
Maritimes-Guatemala Breaking the Silence Network (Canada)
Marcio de Oliveira, sociologue, Université Fédérale du Parana (Brésil)
Réseau européen pour la Démocratie au Brésil
Miriam Grossi, anthropologue, Université Fédérale de Santa Catarina (Brésil)
Carmen Rial, anthropologue, Université Fédérale de Santa Catarina (Brésil)
Pierre Lebret, politologue, spécialiste de l’Amérique Latine (France)
Romain Robinet, historien, Université d’Angers (France)
Marie-Laure Geoffray, politiste, Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 (France)
Vera Chiodi, économiste, Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 (France)
Mathilde Allain, politiste, Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine, Université Sorbonne Nouvelle (France)
Paula Regina Benassuly Arruda, juriste, accueillie via le programme PAUSE à CREDA/IHEAL, Sorbonne Nouvelle (France)
François Calori, philosophe, Université de Rennes (France)
Anaïs Fléchet, historienne, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (France)
Olivier Compagnon, historien, Instiut des Hautes Etudes de l’Amérique latine, Université Sorbonne nouvelle - Paris 3 (France)
Vladimir Safatle, philosophe, Université de Sao Paulo (Brésil)
Denis Merklen, sociologue, directeur de l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 (France)
Antoine Acker, historien, Université de Genève (France)