Etude à télécharger en accès libre, en version complète ou synthétique, également en espagnol et en néerlandais sur le site de Solsoc.
Contextes
La France fut le premier pays européen à voter une loi contraignante sur le devoir de vigilance, en 2017. Depuis 2014, au sein de l’ONU, se négocie un traité international contraignant sur les entreprises et les droits humains, tandis que l’Union européenne et plusieurs pays en Europe, dont la Belgique, sont en train de finaliser des initiatives législatives allant dans le même sens. La lenteur et les retards de ces processus sont le fruit de réticences politiques des États et du lobbying des acteurs privés.
Bien qu’elle dispose d’un Plan d’action national des entreprises et des droits humains, et qu’un Accord de paix ait été signé en 2016, les violations massives des droits humains n’ont cessé en Colombie. Selon les organisations sociales, la faute en incombe principalement au gouvernement : celui-ci n’a pas réalisé de consultation ni de diagnostic, et n’a pas pris en compte la violence antisyndicale historique et le caractère systématique des violations des droits humains commises par les entreprises, dans de nombreux cas en collusion avec l’État.
En Belgique, une proposition de loi pour un devoir de vigilance contraignant a été déposée en avril 2021. Il existe, au sein de la population, un large consensus sur la question. Une plateforme, pilotée par le Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), et rassemblant les syndicats et un ensemble d’ONG du Nord et du Sud du pays, dont font partie les organisations instigatrices de cette étude, s’est mise en place, et a publié un mémorandum.
Enjeux
Sur la base de cette étude, des analyses déjà réalisées par les acteurs et actrices belges, et de l’avis demandé par la Chambre des représentants de Belgique à l’Institut populaire de formation (IPC), partenaire colombien de Solsoc, les enjeux et points d’attention d’un cadre contraignant, en général, et de la proposition de loi, en particulier, ressortent. Ils touchent d’abord au champ d’application, aux moyens, à la place des parties prenantes et aux situations spécifiques.
Le diagnostic de départ réside dans l’échec des principes volontaires et de mécanismes tels que la Responsabilité sociale des entreprises (RSE), basés sur l’autorégulation. En conséquence, il est nécessaire de recourir à une loi contraignante, qui tienne particulièrement compte des contextes spécifiques au premier rang desquelles, celui des conflits armés, des zones franches, « à haut risque », etc.
Au centre du débat, se pose la double question de l’extension et de l’application de la loi. L’étendue du champ de la loi – en fonction de la taille de l’entreprise et de la longueur et complexité de la chaîne de valeur, ainsi que par rapport aux droits (humains, du travail, environnementaux) couverts – fait l’objet de controverses. Quant à l’application de la loi, elle est largement tributaire de ses moyens et de son accompagnement, y compris dans la formation des parties prenantes pour s’en saisir.
La question du caractère mordant de ces processus contraignants se pose également, à savoir leurs dispositifs de contrôle et les sanctions prévues, afin de dépasser un cadre théorique et abstrait. En outre, ces initiatives doivent venir en complément des normes internationales, en évitant qu’elles puissent être utilisées par les entreprises et les États, pour se soustraire à leurs obligations et responsabilités particulières.
Enfin, la place et le rôle que ces initiatives accordent aux parties prenantes (syndicats, ONG, communautés ethniques, etc.) sont déterminants. Non seulement, en termes d’accès à la justice – d’où la volonté de renverser la charge de la preuve, afin que celle-ci incombe aux entreprises et non aux victimes –, mais aussi de participation réelle dans l’élaboration, le contrôle et l’évaluation des mécanismes mis en œuvre.
Étude de cas : le stade Uraba du capitalisme sauvage
Uraba occupe une place particulière dans l’histoire du conflit armé colombien. La région fut le laboratoire des paramilitaires – groupes armés illégaux, liés aux forces militaires, à la classe politique, au monde des affaires et au narcotrafic –, qui s’étendit à tout le pays. Sous prétexte de combattre la guérilla, ils s’attaquèrent à toutes les organisations sociales, imposant par la terreur un modèle économique extractiviste, basé sur l’accaparement des terres et l’exportation.
Troisième produit végétal exporté de Colombie, en majorité vers la Belgique, la banane est surtout cultivée en Uraba. Or, les entreprises bananières de la région ont soutenu les paramilitaires, en payant trois centimes de dollars par caisse de bananes exportées. Il s’agit d’un accord win-win, où la « paix sociale », la spoliation des terres et l’augmentation de la production profitaient aux deux protagonistes… sur le dos des travailleur·euses et des paysan·nes.
Le cas le plus emblématique de cette complicité reste celui de Chiquita. Entre 1997 et 2004, la multinationale nord-américaine a effectué, de façon quasi mensuelle, plus de cent versements aux paramilitaires, pour un montant équivalent à 1,5 million d’euros. Bien que le juge en charge du dossier ait qualifié de « moralement répugnante », la conduite de l’entreprise, celle-ci réussit à échapper à des poursuites pénales, en concluant un accord avec la justice des États-Unis.
Malgré la paix signée, l’empreinte du paramilitarisme est partout présente en Uraba. L’État colombien, absent pour protéger les droits humains, sociaux et environnementaux, pour enquêter sur la responsabilité des acteurs privés dans le conflit armé, n’a cessé de se manifester dans la militarisation de la vie civile, la répression de la protestation sociale, et le soutien à un modèle, dont l’impunité garantit la reproduction.
Le pouvoir des entreprises bananières continue de s’appuyer sur la monopolisation des terres et du travail. Très peu des terres confisquées à la paysannerie lui ont été restituées, et la monoculture de bananes pour l’exportation a remplacé l’agriculture paysanne. En outre, il n’y a guère de perspectives d’emplois en-dehors des plantations bananières, où le travail exige un effort physique constant, affectant, à terme, la santé des travailleur·euses.
Aussi bien les paysan·nes que les travailleur·euses sont confronté·es aux menaces et à la peur, à la catastrophe sanitaire et écologique due à l’usage intensif – plus de dix millions de litres annuellement – de pesticides et de produits chimiques (dont une partie pulvérisée par avion), à l’absence de contrôle et de suivi des normes environnementales, à un système de santé largement fragmenté et privatisé, et à un projet économique concentré et non-durable.
Ayineth Galán, de l’association Tierra y Paz, et Diomer Durango, membre du syndicat Sintracol, deux organisations avec lesquelles FOS et Solsoc travaillent en Uraba, éclairent le double versant de la lutte pour les droits à la terre – « clé d’explication » des enjeux passés et actuels, affirme la première – et à des conditions de travail dignes. « On se bat pour le respect des droits des travailleurs et pour que nos enfants ne soient pas obligés de travailler dans les plantations, dit le second. Personne ne sort en bonne santé du travail de la banane ».
Partenaire commercial privilégié depuis longtemps, la Belgique a tiré profit de la culture des bananes en Uraba, sans que jamais, au cours de ce dernier quart de siècle, elle ne semble s’être posé la question de sa responsabilité sur la violence qui y sévissait, comme si les violations massives et répétées des droits humains sur place disparaissaient à l’autre bout de la chaîne de valeurs, n’engageant en rien l’État et les importateurs belges.
Étude de cas : Quebradona : territoires, conflits et tissu social
Depuis le début du nouveau millénaire, les gouvernements colombiens successifs ont fait de l’exploitation minière et pétrolière la « locomotive » du développement du pays. Cette stratégie, souvent mise en œuvre au mépris des normes légales et des populations concernées, a accru et multiplié les conflits socio-environnementaux, centrés sur la propriété et l’usage des terres. La Colombie est à la fois le pays d’Amérique latine où sont relevés le plus grand nombre de ce type de conflits, et où, en 2020, le plus de défenseurs·euses écologistes ont été tué·es.
Troisième plus grand producteur d’or au monde – et premier au niveau africain –, la multinationale sud-africaine AngloGold Ashanti a commencé ses activités en Colombie en 1999. L’entreprise a développé un discours mettant en avant son engagement en matière environnementale, sociale et de respect des droits humains. Pourtant son histoire, en République démocratique du Congo, au Ghana et en Colombie, est entachée de dénonciations et de conflits.
Quebradona est le nom du mégaprojet minier de cuivre – jugé « stratégique » par le gouvernement – d’AngloGold Ashanti, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Medellin, dans une zone caféière, riche en biodiversité, et disposant d’une identité culturelle forte. Là, comme ailleurs dans le pays, l’entreprise a appliqué un même mode opératoire, afin de gagner la confiance, briser la résistance et s’imposer. Avec le soutien de l’État colombien.
La multinationale a d’abord avancé masquée, utilisant des sous-traitants, et sans évoquer la mine, avant de se contredire quant aux perspectives d’emplois et de redevances, et à l’étendue du projet minier, alimentant davantage la défiance. Elle a cherché, ensuite, à coopter tous les espaces culturels, sociaux, politiques, reproduisant de la sorte un tissu social « alternatif », et comblant les lacunes de l’État. Enfin, elle a mis en place, ce que l’Institut populaire de formation (IPC), organisation colombienne, partenaire de Solsoc, qualifie de « gouvernement parallèle ».
Par le biais de ses interventions, y compris financières, auprès de la municipalité et des associations, ainsi que dans les médias, l’entreprise se positionne pour organiser une gestion du territoire à sa mesure et selon ses intérêts, assurer un contrôle social, et garantir l’acceptation de son projet. Ce faisant, elle entretient la confusion entre privé et public, et entraîne une division et polarisation des acteurs locaux et des relations de pouvoirs.
La signature d’une convention de coopération d’AngloGold Ashanti avec le ministère de la défense – pratique commune dans le secteur extractif en Colombie –, impliquant la collaboration des forces armées, accentue davantage ce phénomène. Elle tend à privatiser la sécurité nationale et l’ordre public, à hypothéquer tout dialogue, à militariser les territoires (réduits à leur valeur marchande), et à criminaliser la protestation sociale.
Les risques et les impacts – particulièrement par rapport à l’eau – de Quebradona ont été ignorés ou sous-estimés ; les avantages, surestimés. L’étendue géographique de la mine a été arbitrairement délimitée afin d’exclure certaines zones, où sont présentes des communautés indigènes, obligeant à une consultation préalable. La spécificité de l’économie locale et de l’identité culturelle de la région a été ignorée.
Pour toutes ces raisons, mais, avant tout, du fait de la mobilisation des organisations locales, le projet minier a été mis en suspens, fin 2021, par l’État colombien. Cependant, la multinationale a fait appel de cette décision. L’incertitude demeure quant à l’avenir de Quebradona.
Conclusions
Le concept de devoir de vigilance est relativement peu connu en Colombie parmi les organisations partenaires de FOS, IFSI et Solsoc, en raison, principalement, de l’écart entre son développement théorique, d’un côté, et son effectivité concrète, de l’autre. Cela étant dit, les acteurs et actrices colombien·nes marquent un intérêt certain quant à sa possible utilisation. Ils n’en demeurent pas moins sceptiques quant à l’accès à la justice qu’il permettrait, et au contexte néolibéral plus global dans lequel il est sensé s’inscrire.
La réalisation d’un diagnostic pertinent est doublement important : afin de rendre compte du caractère généralisé, sinon systématique, des violations des droits humains commises par les entreprises nationales et internationales, en Colombie, et pour orienter la mise en œuvre des dispositifs contraignants du devoir de vigilance. De cette étude, six pistes stratégiques ressortent.
La principale leçon de l’histoire récente de la Colombie est peut-être que les entreprises ne sont pas des acteurs neutres, isolés du contexte où elles opèrent, et que le contexte lui-même, tout particulièrement dans des zones conflictuelles, oriente et conditionne les activités économiques.
Les exemples d’AngloGold Ashanti et de Chiquita démontrent que, loin du rôle de victimes qu’ils essayent de se donner, les acteurs économiques peuvent tirer profit des violations des droits humains et d’un conflit, les entretenir, voire les aggraver.
Même après la paix signée, les territoires restent marqués par le conflit armé. Attirer les investisseurs, promouvoir le « développement », alors que les terres continuent de faire l’objet d’un litige et que le premier point de l’Accord de paix sur la Réforme agraire intégrale, n’a pratiquement pas avancé, est très problématique. Plus encore du fait de l’impunité des entreprises impliquées dans les violations de droits humains. Cela tend à reproduire la matrice des rapports sociaux à l’origine de la guerre.
La violence envers les syndicats et mouvements sociaux en Colombie est généralisée. Ce contexte doit être supposé connu aussi bien par les entreprises, que par les États. Cela doit les obliger à prendre au sérieux les risques, et à mettre en œuvre des mécanismes de prévention structurels et systématiques, plutôt que de répondre au coup par coup, en fonction des événements.
Le cas de Chiquita illustre l’intérêt d’emprunter la dynamique de « double chemin ». Bien qu’insatisfaisante, la condamnation par un tribunal nord-américain de la multinationale a l’avantage de reconnaître la culpabilité de l’entreprise, et de faciliter le travail des organisations colombiennes, qui cherchent à ce que Chiquita soit jugée, de préférence en Colombie. L’international n’est donc pas un substitut aux tribunaux nationaux, mais un point de passage, qui permet, en articulant les actions de justice au Sud et au Nord, d’y revenir avec plus de force.
Il existe (au moins) trois registres possibles d’utilisation du devoir de vigilance, selon qu’on veuille y recourir pour s’opposer à un projet, tel que Quebradona par exemple, faire respecter les droits du travail au sein d’une usine ou plantation, ou faire pression pour que des entreprises restituent des biens mal acquis, comme c’est le cas des terres accaparées par les plantations bananières en Uraba. L’usage du devoir de vigilance est fonction des acteurs et des situations, et potentiellement discordant. D’où l’intérêt d’informer, d’échanger et d’anticiper, afin de ne pas alimenter ou aggraver les (possibles) tensions entre organisations.
Les débats autour du devoir de vigilance tendent à ignorer les relations asymétriques de pouvoirs entre les entreprises, d’un côté, les sujets sociaux, de l’autre. L’objectif est pour le moins de corriger cette asymétrie : en mettant en place des mécanismes contraignants et de contrôle, en facilitant l’accès à la justice, et en accentuant le contrepoids des syndicats, communautés et organisations sociales. En dernière instance, l’application et l’efficacité du devoir de vigilance sont d’abord une question de pouvoirs et de contrepouvoirs.
Recommandations
• Apporter un appui critique et intégré à la mise en place d’un cadre contraignant pour le devoir de vigilance, en en reconnaissant les limites et potentialités. Mettre le curseur sur la responsabilisation de tous les acteurs – États et entreprises – sur toute la chaîne de valeurs, d’une part, sur l’articulation et le renforcement des contre-pouvoirs, par le biais des organisations sociales et communautaires et des syndicats, d’autre part.
• Appuyer la mise en place du cadre le plus contraignant, étendu, précis, contrôlé et participatif possible, pour la loi du devoir de vigilance. Et inscrire cette exigence dans une stratégie de renversement de l’asymétrie des pouvoirs, et de volonté de mettre fin à l’impunité des multinationales. Enfin, décliner cet enjeu global selon les contextes et acteurs spécifiques (rapports sociaux de classe, de genre et de « race »).
• Mener de front un combat pour que la proposition de la loi belge concerne tous les acteurs économiques, et, à défaut, faire pression pour établir des critères et listes précis des « grandes entreprises » et des « zones à haut risque », en veillant à ce que les parties prenantes, y compris les partenaires du Sud, participent à l’élaboration et à l’actualisation de ces listes et critères.
• Réaliser un travail pédagogique et de plaidoyer de capitalisation, cartographie et d’articulation des outils, études, espaces et acteurs (aux niveaux local et international). Cela faciliterait l’appropriation et le travail de désoccultation du monde des affaires, permettant de remettre en question le postulat des bienfaits naturels du libre marché sur les droits humains. Au vu de leur expérience, de leur positionnement, de leur investissement dans des réseaux belges et internationaux, et de leur collaboration au sein d’un programme commun, FOS, IFSI et Solsoc ont un rôle stratégique à jouer en ce sens.
• Organiser le suivi et un répertoire d’actions de plaidoyer : sélectionner, avec les organisations colombiennes, un ou deux cas emblématiques sur lesquels travailler, plusieurs années durant, autour des obligations du devoir de vigilance. Échanger avec les syndicats et associations de divers pays européens (dont la France, où la loi date de 2017) sur l’application et le suivi des lois contraignantes sur le devoir de vigilance, en voyant comment allier au mieux les modalités d’actions propres aux syndicats et celles des ONG, en respectant leurs spécificités et autonomies.