La carte blanche de Frédéric Thomas dans Le Soir.
La COP16, le sommet mondial pour la biodiversité qui s’est tenu à Cali, en Colombie, à peine achevée, l’attention se tourne déjà sur la prochaine COP climat qui se tiendra à partir du 11 novembre en Azerbaïdjan. Le bilan contrasté de la conférence qui s’est conclue samedi dernier en Colombie met en évidence le clivage Nord-Sud et les contradictions à la fois internationales et colombiennes. Il annonce des négociations difficiles dans la capitale azerbaïdjanaise de Bakou.
Bilan contrasté
Côté face, des avancées notables dont la plus importante est sûrement la reconnaissance du rôle essentiel des peuples autochtones et des communautés locales dans la préservation de la biodiversité, et à qui une place plus significative dans les discussions devra désormais être accordée. D’ailleurs, le président de gauche, Gustavo Petro, voulait faire de cet événement la « COP des gens ». Il fut, en tous les cas, marqué par une large participation des organisations locales, notamment paysannes, indigènes et afrodescendantes. « La COP a constitué un événement paradigmatique en matière de participation populaire » affirme à juste titre Tatiana Roa, vice-ministre de l’Environnement.
Au sein de la « zone verte » dédiée à la société civile – en contrepoint de la « zone bleue », lieu des discussions officielles –, le foisonnement de présentations et de conférences fréquemment trop courtes, avec peu de place pour le débat contradictoire, n’a qu’imparfaitement rendu compte de la dynamique en amont qui a catalysé les discussions et rencontres des organisations colombiennes et de leurs relais et partenaires internationaux. Autre réussite, tout aussi transversale, selon la vice-ministre, la mise en avant du thème de la biodiversité et de son étroite relation avec le climat ; le rendez-vous de Cali a réussi à ce que « les trois COP (Conférences des Parties sur la biodiversité, le climat et la désertification) s’articulent davantage ».
Côté pile, la COP16 se voulait à la fois celle « des gens » et « de la mise en œuvre », afin de garantir que les promesses des États en faveur de la biodiversité se concrétisent sur le terrain. Malheureusement, la question du financement et celle du suivi et de l’évaluation sont, faute de consensus, restées en suspens. Se réaffirment ainsi le clivage Nord-Sud et le manque de volonté politique des États ; parmi lesquels la Belgique, qui n’a pas présenté de nouveau plan d’action en faveur de la biodiversité et dont le prochain gouvernement semble tourner le dos à l’écologie. Le problème tient tout autant de la disponibilité des fonds que de la façon dont ceux-ci sont fournis, le plus souvent sous la forme de prêts qui aggravent l’endettement des pays du Sud. Pour Tatiana Roa, l’ambition du gouvernement colombien était tout autre : « faire en sorte que ces ressources (pour préserver la biodiversité) puissent être plus et mieux régulées par les États, afin qu’elles ne deviennent pas de nouveaux instruments de contrôle des territoires par des acteurs externes ; particulièrement par les acteurs du marché ».
Le retour du refoulé
À la veille de la clôture, alors que se négociaient la mise en œuvre, le contrôle et le financement des prétentions de la COP16, était assassiné, dans le département d’Arauca, le leader social, Alveiro Caicedo. Il devenait de la sorte le 151e défenseur des droits humains tués en Colombie en 2024. Le pays est d’ailleurs l’un des plus dangereux au monde pour les défenseurs de l’environnement ; selon l’ONG Global Witness, 79 d’entre eux ont été assassinés en 2023, soit 40 % de tous les assassinats commis dans le monde.
La « paix avec la nature » mise en avant à Cali croise et prolonge la politique du gouvernement colombien de « paix totale » avec les groupes armés qui se sont fragmentés et multipliés au lendemain de l’Accord de paix de 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie – FARC, qui devait mettre fin au plus long conflit armé du continent latino-américain. Mais ce double pari pacifique achoppe sur un modèle de développement extractiviste, basé sur les monocultures, les mines et le pétrole, ainsi que sur la culture illicite de drogue, qui nourrissent l’accaparement des terres et l’assujettissement armé des territoires. Loin de s’achever, le conflit s’est poursuivi en se muant en une forme hybride rendant particulièrement poreuse les frontières entre la politique et la criminalité. « C’est une violence historique que le gouvernement n’a pas encore réussi à dépasser » reconnaît Tatiana Roa.
Il suffisait de sortir de Cali et de faire quelques kilomètres pour, dans le « désert vert » des monocultures de cannes à sucre et les montagnes inaccessibles en raison de l’insécurité, mesurer la fragilité et les contradictions de la COP16. C’est cette mesure, ainsi que le chemin, encombré d’embûches, qu’il reste encore à parcourir, que des organisations colombiennes telles que l’Institut populaire de formation (IPC) et l’Association de travail interdisciplinaire (ATI) entendaient mettre en évidence par leur participation active à la COP. ATI avait en outre invité à intervenir un responsable d’une ONG palestinienne, membre de leur réseau. Ses propos sur la guerre, l’écocide, l’agriculture comme forme de résistance trouvaient un écho certain auprès de ces femmes et de ces hommes, dont plusieurs sont sous le coup de menaces, pour défendre les droits, l’eau et la terre.
La COP16 peut avoir été celle des gens et de la paix proclamée avec la nature, la réalité colombienne est toujours celle de la guerre aux uns et à l’autre. Mais aussi, obstinément, celle de la résistance.
Colombie : entretien avec Tatiana Roa, vice-ministre de l’environnement.
« Nous avons hérité d’un passé de violence »
Dans le cadre de la COP16, le sommet mondial pour la biodiversité qui s’est récemment tenu à Cali, en Colombie, nous nous sommes entretenus avec Tatiana Roa, vice-ministre colombienne de l’environnement. L’occasion de l’interroger sur son propre parcours et sur les enjeux de la COP16, notamment au regard du gouvernement de gauche de Gustavo Petro, qui entend incarner le changement, y compris en matière écologique.
Quel est, à l’heure actuelle (jeudi 31 octobre [1]) votre évaluation de la COP16, des avancées comme des points de blocage ?
Cette COP a différents objectifs, mais je vais me centrer sur certains des enjeux politiques. Il s’agit de positionner certains thèmes, dont ceux de « la paix avec la nature » et de la biodiversité, à l’agenda tant national qu’international, et d’avoir une « COP des gens », qui permette la participation citoyenne. On a assisté à un grand déploiement d’activités au sein de la « zone verte » – plus de 120 événements étaient enregistrés auprès du ministère de l’environnement, mais il y en a eu d’autres –, qui est ainsi devenue un espace de débats, d’initiatives et de participation, notamment des jeunes et des femmes. La COP a constitué un événement paradigmatique en matière de participation populaire.
Au niveau local, Cali s’est transformée en une scène verte, avec des espaces pédagogiques pour (mieux) comprendre l’écosystème, les apports de la biodiversité dans la vie quotidienne, etc. L’un des principaux enjeux sera d’assurer que cet espace se maintienne, qu’il y ait une continuité. Auparavant, on a entendu beaucoup de critiques sur l’improvisation, le désordre, etc. de ce sommet et on voit en réalité une organisation impeccable jusqu’à présent ; c’est aussi une réussite.
Au niveau international, une coalition de paix avec la nature s’est construite, liant la paix, les droits humains et la protection de l’environnement, qui a déjà été signée par vingt-deux pays et plus d’une dizaine d’organisations [2]. De plus, la relation étroite entre le climat et la biodiversité a été mis en avant au cours des négociations, soulignant la nécessité que les trois COP [Conférences des Parties sur la biodiversité, le climat et la désertification] s’articulent davantage.
Le financement est un nœud : les pays les plus responsables de la dégradation de la biodiversité ne s’engagent pas. Cette situation est au centre du radar. De même que les peuples indigènes et les communautés locales, qui espèrent être reconnus, ainsi que leur rôle dans la préservation de la biodiversité. Nous devons travailler plus et mieux pour que cette reconnaissance leur soit acquise [3].
Enfin, la préparation et la réalisation de la COP16 a donné la possibilité à des organisations sociales et environnementales d’échanger, de se (re)trouver, de converger, de renforcer leurs réseaux ; c’est ce qu’on appelle ici la « juntanza ». C’est un moment d’opportunité qui permet de tisser des liens formels et informels, aux niveaux national et international.
À propos de la question des financements, qui constitue à la fois un enjeu central, un point de blocage et un clivage Nord-Sud, la question tient à la fois de la disponibilité de ceux-ci, mais aussi de la façon dont ceux-ci sont fournis, à savoir souvent sous la forme de prêts qui aggravent l’endettement des pays du Sud. Et l’on parle actuellement de « crédits biodiversités » un peu sur le modèle des « crédits carbone », qui constituent pourtant un échec, sinon une arnaque. Quelle est votre position à ce sujet ?
Les « crédits carbone » ont fait l’objet de critiques importantes de la part de certains groupes indigènes, afrodescendants, paysans, d’ONG et d’universitaires. Ces critiques portent principalement sur les conditions profondément inégales qui caractérisent les négociations. Celles et ceux qui remettent en cause ces marchés affirment que, loin d’être une solution équitable, ils deviennent des outils de contrôle des territoires.
Ce gouvernement travaille à la mise en œuvre de réglementations visant à réguler ce marché, à garantir les droits des peuples et à renforcer la souveraineté sur les ressources liées au carbone. La COP16 se veut également à l’écoute des communautés, afin que leur connaissance de l’environnement et de la biodiversité soit reconnue et valorisée, ainsi que leur propre approche de la protection de la nature.
La COP16 apparaît comme une vitrine du gouvernement colombien, qui entend mettre en avant le changement qu’il promeut autour de « la paix avec la nature ». Dans le même temps, la Colombie constitue l’un des pays au monde avec le nombre le plus élevé de défenseurs et défenseuses de l’environnement assassinés [4]. Comment comprendre cette contradiction ?
En effet, selon les rapports de Global Witness, la Colombie détient le record du nombre de défenseurs de l’environnement assassinés. Cette situation est profondément liée à des problèmes historiques tels que le conflit armé, le trafic de drogue, les gangs criminels et les profondes inégalités sociales. La violence reste une préoccupation majeure, tant pour le gouvernement actuel que pour les mouvements sociaux, qui exigent des réponses claires et efficaces. Nous avons hérité non seulement d’un passé de violence, mais aussi d’un cadre réglementaire qui a affecté les communautés paysannes et les autres communautés vulnérables. Malgré les efforts déployés pour parvenir à une paix totale, il y a eu une multiplication des groupes armées à la suite de l’Accord de paix [de 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie – FARC], ce qui accroît les risques pour celles et ceux qui défendent les territoires.
D’autre part, nous sommes confrontés à un État lent et pachydermique, où un acte administratif peut prendre entre six et huit mois, ce qui génère de la frustration et de l’impatience chez les citoyens. De plus, il s’agit d’un État néolibéral conçu pour servir des intérêts autres que les besoins de la population, ce qui complique la mise en œuvre de politiques publiques transformatrices. Cette situation reflète une culture institutionnelle caractérisée par une faible articulation et une fragmentation entre les ministères, et une logique qui ne répond pas de manière adéquate aux demandes de la société. Il existe également des défis spécifiques à ce gouvernement : la gauche, au-delà de certaines administrations régionales, n’avait jamais gouverné au niveau national auparavant. Il est donc essentiel de renforcer les connaissances sur le fonctionnement de l’État, d’acquérir plus d’expérience et d’améliorer la coordination institutionnelle.
Enfin, dans le domaine de l’environnement, il convient de souligner que le système environnemental national est décentralisé. En tant que ministère, nous sommes l’organe directeur chargé d’orienter la politique, mais la gestion est entre les mains des entités autonomes régionales, dont l’autonomie, bien que précieuse, complique parfois la mise en œuvre en raison de la politisation de ces entités. À cela s’ajoute la réalité territoriale et politique : la plupart des gouvernements locaux et départementaux sont opposés au gouvernement national, ce qui, dans certains cas, rend la coordination et l’harmonisation des efforts difficiles.
La COP16 est une vitrine des réussites du gouvernement, mais aussi de ce qui se fait collectivement, à travers les organisations, et de ce qui se passe dans les territoires. Cela donne une visibilité. Et lorsque des personnes et des territoires sont plus visibles, ils sont moins en danger et mieux protégés. C’est aussi un objectif du gouvernement au-delà de la COP : visibiliser et protéger la population et les territoires.
Vous venez de la société civile, des mouvements sociaux, au sein desquels vous avez réalisé votre trajectoire [5]. En passant du côté gouvernemental, arrivez-vous à nourrir le gouvernement de cette expérience et à réinventer un lien entre gouvernants et acteurs et actrices de la société civile, sans générer de la cooptation ?
Le fait d’avoir travaillé tant d’années au sein de la société civile donne confiance aux organisations, facilite le dialogue avec les mouvements. Notre ministère respecte l’autonomie des organisations, travaille en articulation avec celles-ci. Beaucoup de gens du mouvement social ont rejoint le gouvernement, mais n’est-ce pas justement nous, qui avons passé tant de temps au sein du mouvement social, qui devons être ici et participer à ce gouvernement ?
Le mouvement social a toujours eu de la défiance envers l’État. Dans mon cas personnel, le fait d’avoir partagé les luttes m’aide à positionner les demandes des organisations sociales au sein du ministère, tout en veillant à ne pas coopter les processus. Je pense que c’est une lutte permanente parce que certains viennent des mouvements et assument le rôle de porte-parole de ceux-ci. Or, ce n’est pas notre rôle au sein du gouvernement et cela génère un risque de cooptation et d’ambiguïté. Cela s’est surtout manifesté la première année du gouvernement de Petro. Mais c’est aussi un processus d’apprentissage, car on n’a jamais gouverné.
Dernière question : en tant que vice-ministre femme, êtes-vous plus exposée à des réticences ou à de l’hostilité au sein et en-dehors du gouvernement ?
La participation des femmes au sein du mouvement socio-environnemental en Colombie a toujours été très significative. Leur rôle est reconnu. De plus, le ministère de l’environnement est moins situé au centre d’enjeux conflictuels que d’autres ministères. Enfin, notre ministre est une femme [Susana Muhamad] et une femme avec un grand leadership, à l’intérieur comme en-dehors du ministère. Pour toutes ces raisons, je n’ai pas été exposée à de l’hostilité. Cependant, je reconnais que des difficultés peuvent surgir dans d’autres espaces et ministères où des dynamiques davantage masculinisées prédominent.